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— Je ne vous demande rien, lui dis-je, que de me souffrir auprès de vous assez longtemps pour être à même d’apprécier mes sentimens et de m’accorder votre estime.

— J’ai donc votre estime, moi, reprit-elle avec beaucoup de hauteur, et je vous inspire donc des sentimens quelconques ? Je ne le croyais pas, puisque vous ne me connaissez pas plus que je ne vous connais.

— Il faut croire, repris-je avec une hauteur analogue à la sienne, que ce peu de temps avait suffi pour faire naître mes sentimens et ma confiance, puisque je vous rendais un hommage aussi sérieux que celui d’aspirer à votre main. Si vous ne le croyez pas, c’est que vous me supposez je ne sais quelles vues intéressées qui m’offensent, et dès lors…

Je me levais pour m’en aller. Elle me retint avec une sorte d’autorité. — Pas si vite, dit-elle avec un sang-froid où il entrait de la bienveillance ; je ne veux pas que vous puissiez croire que je vous méprise. Si vous me faites l’honneur de vouloir m’épouser, c’est évidemment que vous m’estimez. J’ai donc eu tort de vous parler comme je l’ai fait. Pardonnez-le-moi. Je ne suis pas moi-même aujourd’hui. Voyez, monsieur, et gardez-moi le secret. J’ai un grand chagrin ! — Là-dessus, perdant tout empire sur elle-même, elle fondit en larmes, et, me tendant sa main qu’elle laissa dans la mienne tout en pleurant : — Mon père, dit-elle, est un peu souffrant depuis quelque temps, et souffrant tout à fait depuis quelques jours. Il s’est décidé ce matin à appeler le médecin, et le médecin, après l’avoir examiné, m’a dit : « Exigez qu’il se soigne. Il y va de la vie ! C’est une maladie du foie qui se déclare. » Eh bien ! je sais, moi, que si j’obtiens que mon père se soigne, ce sera un miracle, et je sais que sa mère est morte de cette maladie. Je suis sous le coup de cette chose affreuse, et vous me parlez d’une chose qu’on appelle le bonheur !… Je ne sais pas, moi, si le mariage me rendrait heureuse dans ces conditions-là. Vous êtes heureux, vous ! pourquoi épouseriez-vous mes chagrins ?… Et puis !… Attendez, ajouta-t-elle en suspendant la réponse sur mes lèvres, il y a une condition à mon mariage, une condition que vous n’accepteriez pas. Je ne dois jamais quitter mon père ni mon frère. Je l’ai juré à ma mère mourante, et plus que jamais je tiens à mon serment. Voilà, mon cher monsieur, ce que vous comprenez de reste, vous qui aimez votre mère ; voilà ce que je devais, ce que j’ai voulu vous dire avant de vous laisser parler.

Mon cher monsieur fut dit avec une si franche cordialité que j’en fus particulièrement touché. La sensibilité, la bonté de cœur de cette jeune fille étaient réelles et persuasives. Je serrai ses mains