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est plus jeune que moi, car je vous assure qu’il a autant de raison et de bon sens qu’un homme fait. Il ne me chagrine que par un côté de son humeur : c’est qu’il aime trop le travail et que si on le laissait faire, il se tuerait. Aussi je le fais jouer et courir tant que je peux, et je dois dire que quand il y est, il en prend autant qu’un autre ; mais il faut que je pense toujours à cela et que je ne m’endorme pas là-dessus, car les médecins disent que s’il était abandonné à lui-même, il n’en aurait pas pour longtemps.

— Et si vous le perdiez,… vous seriez inconsolable ?

— Je ne sais pas bien ce que veut dire ce mot-là : inconsolable ; j’ai perdu ma mère, et j’ai pourtant pris le dessus… Mais au fait votre mot est juste, je vis, je m’occupe, et je suis gaie comme tout le monde ; pourtant, quand je pense à elle,… non, je ne suis pas consolée pour cela, et vous avez raison : ce serait la même chose si je perdais mon frère.

Et elle essuya du revers de la main deux grosses larmes qui roulèrent sur ses joues sans qu’elle songeât ni à les cacher ni à les montrer.

— Mais, comme votre père et votre frère vous restent, vous avez du courage ?

— Et du bonheur, c’est vrai. Si je perdais mon cher Hope, j’aurais encore mon père… Après celui-là,… je crois bien que je n’aurais plus aucun plaisir à vivre.

— D’après l’ordre de la nature, vous devez pourtant prévoir ce dernier malheur ; mais dans ce temps-là vous aurez d’autres affections…

— Oh ! les affections à venir, je ne les connais pas, je ne m’en fais aucune idée, et je ne peux m’appuyer d’avance sur quelque chose qui n’existe pas.

Cela fut dit très naturellement et sans aucune intention apparente de m’avertir. Je n’en fus donc pas frappé et découragé comme je l’eusse été trois jours auparavant. Je n’y vis pas non plus l’aveu d’un cœur trop rempli pour accepter un avenir quelconque en dehors du présent. J’étais gagné et porté à la confiance par la simplicité et la bonhomie des paroles, de l’attitude et de la physionomie. Je sentais là une personne vraie jusqu’au fond de l’âme, raisonnable et sensible, modeste et dévouée. Je ne me trompais pas, telle était en effet miss Love ; aussi mon exaltation se calmait auprès d’elle, et j’éprouvais, en l’écoutant parler, le charme de l’amitié plutôt que le trouble de l’amour.

Son père vint au bout d’une heure, me fit bon accueil, et me retint à dîner. Je ne surpris, quelque attention que je fisse, aucun regard d’intelligence échangé entre Love et lui, et je reconnus à