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Lazare le mendiant aurait-il dit vrai avant-hier soir au séder, et son petit oiseau l’aurait-il bien informé ?

— Est-ce que j’ai des secrets pour vous ? répondit gravement le père Salomon, et ici le vieillard mit son cheval au pas, porta sa main dans la large poche de sa redingote, en tira un immense portefeuille, l’ouvrit, y prit une grosse lettre, la déplia lentement tout en continuant d’aspirer bruyamment de sa pipe des bouffées de tabac ; puis me remettant la lettre : — Lisez, dit-il. — Cette importante missive, écrite en magnifiques caractères hébraïco-allemands, était adressée au père Salomon par le schadschen (négociateur en mariages) Éphraïm Schwab[1]. Elle donnait les meilleurs renseignemens sur la famille Nadel de Hegenheim, avec laquelle mon hôte projetait de contracter alliance. Quel parti pouvait mieux convenir au jeune Schémelé que la fille unique du riche Nadel, la belle Debora, « aux grands yeux d’épervier, au teint de rose et de lis, » pour parler comme Éphraïm Schwab ? « Votre Schémelé, disait en finissant le schadschen, pourra pendant le halhamoed des cabanes faire un tour à Hegenheim. Il descendra chez votre ami, le petit Aron, pour éviter ainsi qu’on ne jase. Je me rendrai de mon côté à Hegenheim à la même époque ; vous me fixerez le jour. J’accompagnerai Schémelé chez les Nadel. Si vous le voulez, j’écrirai dans ce sens, et ce sera chose entendue. Quant au schadschoness (honoraires de l’agent matrimonial), nous tomberons d’accord. J’ai fait dans ma vie bien des mariages, et je ne me suis jamais brouillé avec personne ; Dieu merci ! on connaît Éphraïm Schwab. »

— Et qu’avez-vous décidé ? demandai-je au père Salomon en lui remettant sa lettre.

— Je trouve le parti sortable. Je n’ai pris des informations qu’auprès de mon ami Aron, qui me dit d’aller de confiance. Donc mon Schémelé ira où vous savez le premier jour de halliamoed des cabanes. Vous serez là à la même époque, et si l’affaire se conclut, vous serez des nôtres…

À sept heures, nous étions de retour au logis. Trois jours après, la semaine de Pâque était terminée, et le père Salomon, sa femme, Schémelé, me reconduisaient jusqu’à la gare de Bolwiller. En attendant le rosch haschonnah et le kippour, j’allais retourner pour quelque temps dans la grande Babel, comme disait le mendiant Lazare. En me serrant la main, le père Salomon me recommanda une grande prudence pendant le voyage, car nous étions en temps d’omer. Ce mot me remit encore en mémoire une de nos vieilles superstitions

  1. Les mariages entre Israélites ne se concluent guère sans l’intervention de cet agent spécial, qui prélève des honoraires sur chaque négociation menée à bien, et trouvait autrefois dans l’exercice de sa profession une mine de revenus assez abondans.