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toutes les villes, tous les bourgs et tous les hameaux de la Haute et Basse-Alsace. Aussi connaissait-il son monde juif à trente lieues à la ronde. C’était un gazetier ambulant, une chronique vivante que ce brave Lazare. Salomon, à chaque fête, se plaisait, pendant le repas, à le faire jaser, et Lazare, qui n’était pas fâché de payer à sa façon et avec sa monnaie l’hospitalité qu’on lui accordait, versait à pleines mains toutes les nouvelles qu’il avait pu recueillir dans les intervalles de sa vie tant soit peu vagabonde.

— Eh bien ! Lazare, lui dit brusquement le père Salomon, voulant entier en conversation avec le mendiant, comment vous traite ce iontof (jour de fête) ?

— Sur mon âme, monsieur Salomon, on se trouve mieux ici que sur la grand’route. Toute l’année durant, je mène une rude vie ; mais quand arrive le iontof, j’oublie mes misères et je les noie toutes dans ce bon vin, que je connais de longue date et qui me connaît.

Et il vida sa coupe, que Schémelé, à l’instant même, remplit de nouveau.

— Et les petites affaires ? continua Salomon.

— Ne m’en parlez pas ! Vous dirai-je que tout ce qui sort des imprimeries de Redelheim et de Soultzbach ne se vend quasiment plus ? Autrefois, à l’approche de Pâque, je vendais des haggadas en masse. Aux environs du rosch haschonnah (nouvel an) et du kippour (jour des expiations), je ne pouvais suffire, dans les foires, à toutes les demandes pour les recueils des prières de ces grandes fêtes. La fabrique, dont j’avais la confiance, me les passait à un prix fixe modéré, et ce que je pouvais en tirer en plus était pour moi ; mais depuis quelque temps il leur est venu en idée à Paris de traduire en français Bible, Rituel, Haggada et prières pour les grandes fêtes de l’année, tout enfin : c’est une abomination. Est-ce, que Dieu peut et veut être prié dans une langue autre que la langue de nos ancêtres de la Palestine ? C’est dans la grande Bofel (Babel) qu’on imprime ces belles choses. On envoie ces abominables traductions dans tous nos villages, où des messieurs comme le gros Getsch vont les colporter. Et dire, monsieur Salomon, que la plupart de ceux qui les achètent ne comprennent pas plus le français que vous et moi ! Mais que voulez-vous ? C’est la mode à présent, à ce qu’il paraît. Aussi vrai, voyez-vous, que nous avons un Dieu unique, créateur du monde, aussi vrai que c’est aujourd’hui le premier soir de Paeçach (Pâque) dans tout Israël, tout cela ne peut nous amener que des malheurs. Qui est-ce qui a perdu Iérouscholaïm (Jérusalem) ? Les impies et les novateurs, n’est-ce pas ? Laissez faire ; les impies et les novateurs de Paris nous empêcheront d’y retourner et de la relever ; c’est moi qui vous le dis…