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la nature primitive avec ses monstres et ses fougères hautes comme des forêts. Telle est la muse de M. Hugo. Est-il bien possible qu’elle soit née en France? S’il était permis d’ajouter foi aux doctrines de la métempsycose, je serais porté à croire que si cette muse a consenti à naître et à vivre en France, c’est qu’elle se souvenait sans doute d’avoir jadis vécu dans la Gaule primitive, d’avoir erré sous les chênes druidiques, et d’avoir pris part avec les guerriers chevelus à quelque expédition au-delà de la Meuse ou du Rhin. Elle rappelle le géant qu’elle-même a chanté jadis :

O guerrier, je suis né dans le pays des Gaules;
Mes aïeux traversaient le Rhin comme un ruisseau,
Ma mère me baigna dans la neige des pôles...

Si ce portrait est fidèle, il est facile de distinguer quels sont les caractères de l’imagination de M. Hugo. Elle est puissante autant qu’étroite, et vigoureuse autant que restreinte. Ce qu’elle voit, elle le voit admirablement, mais elle ne voit que certaines choses. L’œil de M. Hugo semble posséder quelques privilèges fort singuliers. Ainsi, quand il lui plaît de se diriger sur un objet quelconque, cet objet apparaît aussitôt avec une netteté, un relief et un éclat extraordinaires; mais tout devient noir autour de ce point lumineux, et il ne brille qu’au détriment de ce qui l’environne. Ainsi encore M. Hugo ne sait pas distinguer les choses qui sont à une distance modérée, mais il embrasse sans effort et sans fatigue l’horizon le plus large et le plus lointain. Enfin, — et c’est là le plus singulier de ses privilèges, — cet œil possède une faculté de grossissement extraordinaire, comme s’il avait besoin d’exagérer les objets pour les mieux voir; un atome devient gros comme une mouche, une mouche acquiert le volume d’un cerf-volant. Nous nous expliquons parfaitement la prédilection de M. Hugo pour l’immense et le grandiose. Il n’y a pas d’inconvénient à exagérer de quelques toises la hauteur des pyramides ou la profondeur d’un précipice, mais il y a inconvénient à exagérer la grosseur d’un ciron ou d’une fourmi. Le monde microscopique, la réalité humble et modeste, les paysages modérés, ne sont point faits pour M. Hugo. En revanche, comme il est maître de tout ce qui est colossal, accablant, grandiose! Comme il sait imiter les plaintes de l’océan sous la tempête qui le tourmente! Comme il sait faire luire à nos yeux l’incendie des villes et faire entendre à nos oreilles le fracas des mêlées sanglantes et le piétinement des chevaux de guerre! Donnez-lui à peindre une ruine féodale, et il vous en fera sentir toute l’horreur imposante; un palais de Babylone, et il vous écrasera sous ses splendeurs massives. Il connaît les secrets des sphinx et des idoles monstrueuses, les pay-