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fois comme une consécration suprême et comme un baptême nouveau; il a couronné son passé glorieux et il lui a ouvert les champs de l’avenir. Le poète marche vers cet avenir avec une résolution, une persévérance et une hardiesse dignes des sentimens qu’il avait si fièrement exprimés dans la pièce mâle et hautaine intitulée Ibo. Loin de trahir aucun affaissement, son imagination semble étaler au contraire avec complaisance un surcroît inattendu de force et de richesse. La solitude, au lieu de le rendre plus timide, a doublé son audace et sa témérité naturelles. Au milieu du tumultueux Paris, la ville aux mille persiflages, M. Hugo, qui n’est pourtant pas craintif et nerveux par nature, semblait quelquefois hésiter: il demandait grâce pour ses hardiesses et consentait à les expliquer; mais dans la solitude de Jersey et de Guernesey, il s’est senti délivré de ce demi-asservissement auquel est condamné tout écrivain. Les échos n’ont plus apporté à ses oreilles les commentaires malveillans ou flatteurs qui se faisaient autour de ses œuvres, et il a dit adieu à ces plaidoiries ingénieuses par lesquelles autrefois il défendait sa cause devant le public, car je ne puis donner le nom de plaidoirie aux quelques pages rapides et un peu froides qui servent de préface à la Légende des Siècles. En même temps qu’il ne met plus aucun frein à son imagination et qu’il lui permet toutes les tentatives audacieuses, il ne fait plus aucune avance à l’opinion de ce public dont il est séparé par l’éloignement. Il a raison : quand on est écouté avec complaisance, il faut consentir à se laisser discuter de bonne grâce. Quiconque ose beaucoup doit beaucoup permettre aux autres, et tout homme portant un nom devrait suivre l’exemple de ces héros antiques qui, avant de partir pour le combat, après avoir imploré les dieux propices, sacrifiaient aux dieux infernaux. Dans les combats de la pensée, les dieux infernaux, ce sont l’envie, l’intrigue et la calomnie, et il est bon de leur faire une part. Il faut bien que tout le monde vive.

La vraie préface de la Légende des Siècles, c’est le quatrain que le poète adresse à la France :

Livre, qu’un vent t’emporte
En France où je suis né!
L’arbre déraciné
Donne sa feuille morte.


Le quatrain est touchant, mais en vérité il n’est pas exact. Non, l’arbre n’est pas déraciné, il est plus vigoureux qu’il n’a jamais été; non, la feuille qu’il nous envoie n’est point morte, elle est très verte au contraire, et donne la meilleure opinion de la sève qui l’a nourrie. Nous avons dit que les lecteurs ennemis de M. Hugo étaient con-