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Je demeurai accablé de l’aridité du point de vue qu’il me présentait. Je n’étais pas assez niais pour exiger qu’un honnête homme chargé par état du soin des intérêts matériels de la vie me parlât d’autre chose que de ceux qui lui avaient été confiés. Cela ne l’empêchait point d’être un digne époux et un tendre père, et de souhaiter que chacun fût heureux dans son nid ; mais il n’avait mission que de choisir l’arbre, et même il était de bon goût qu’il ne s’occupât point de psychologie avec sa clientèle. Je lui savais donc gré de son zèle, mais je voyais, sinon dans le mariage, du moins autour du mariage, des choses si froides, des calculs si répugnans, que le nécessaire et l’inévitable glaçaient en moi le sentiment et l’émotion. Hélas ! me disais-je, le contrat de l’amour honnête commence donc par être une affaire où il n’y a pas moyen de ne pas prévoir et compter ! Me voilà déjà aux prises avec l’argent avant de savoir si mon cœur battra auprès de cette jeune fille ! Il m’a fallu, pour que je me crusse permis de penser à elle, savoir le chiffre de sa dot, et maintenant, si en la revoyant je me sens épris, il faudra que je songe à défendre ma liberté, que menace la tendresse exigeante de son père ! Oh ! sur ce point-là, quelque avantage positif que l’on m’assure, je ne céderai pas ! Il y a quelque chose d’humiliant à enchaîner son existence à celle d’un autre homme. Une belle-mère ne m’effraierait pas tant. Il y a toujours de la protection dans les relations d’un homme avec une femme ; mais être dans la dépendance de M. Butler, n’avoir pas le droit de mettre à la porte M. Black si bon me semble !… Non, jamais ! cette condition sine quâ non est un obstacle qui annule toutes les facilités de l’entreprise.

Il faisait presque nuit quand je quittai la route pour m’engager dans les petits chemins de traverse, et l’orage grondait en amoncelant les nuées dans le ciel sombre et lourd, quand je pénétrai dans le sauvage ravin de La Roche. Là, l’obscurité était si complète que, sans l’instinct du cheval et l’habitude du cavalier, il y eût eu folie à chercher le château dans ces ténèbres. J’étais oppressé, et tout était noir aussi dans mon âme. Je marchais en aveugle dans ma propre vie, conduit par la loi de l’usage et sous le joug du convenu vers un but que je ne comprenais plus, ou que je craignais de trop comprendre.

Ce fut comme un adieu que je jetai au passé, à l’idéal entrevu dans mes beaux rêves de jeunesse. Ma mère, qui était inquiète de me savoir dehors par le mauvais temps, mais qui se garda de m’en rien témoigner, parut très satisfaite de ce que je lui racontai. Elle trouva que M. Louandre avait eu une heureuse inspiration, que mes scrupules honorables étaient absolument levés par les renseignemens obtenus, que je devais poursuivre cette affaire (elle se servit aussi de ce mot-là). Quant à la condition de vivre avec