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dormir tant de capitaux dans les chambres de son manoir : c’était un homme extrêmement riche, qui menait un train relativement modeste, et me poser devant lui en aspirant à la main de sa fille, c’était me poser en mendiant effronté.

J’avais une envie folle de m’esquiver à l’instant même, je cherchais à improviser je ne sais quel incident pour me soustraire au dîner ; mais mon hôte me prit le bras, et, tout en me parlant des caïmans du Nil, il me fit asseoir entre sa fille et lui, face à face avec l’antipathique M. Black. Le petit Butler, joli garçon à la mine narquoise, était à la droite de son père, et, dans mon trouble, je m’imaginais le voir échanger des regards ironiques avec sa sœur.

Je commençais à peine à me remettre quand la porte s’ouvrit, et je vis entrer M. Louandre, le notaire de ma famille. Je ne songeai pas à me dire qu’il pouvait être aussi celui de la famille Butler, que la coïncidence de sa visite avec la mienne devait être un cas fortuit, qu’enfin il fallait me supposer un malotru provincial au suprême degré pour voir dans ce hasard une préméditation quelconque : je m’imaginai qu’il y avait préméditation réelle de la part du notaire. Sa figure rouge et joviale me fit l’effet de la tête de Méduse, et, au lieu de lui serrer la main comme de coutume, je le saluai si froidement qu’il en recula de surprise.

Je ne me conduisais pas de manière à éloigner les soupçons ; heureusement pour moi, lui seul fut frappé de mon attitude. M. Butler lui fit bon accueil en l’appelant son cher ami, et miss Love fit mettre lestement son couvert, sans que personne lui demandât le but de sa visite.

J’espérai dès lors qu’il était attendu ce jour-là pour quelque affaire à laquelle j’étais complétement étranger, et je commençai à respirer un peu, d’autant plus que, dès l’apparition du dessert, M. Butler, s’adressant à M. Junius Black, lui dit : — Mon cher ami, vous êtes libre aujourd’hui comme les autres jours. — Black remercia par une inclination de tête, échangea avec miss Love quelques mots en anglais et se retira. On m’expliqua que ce laborieux fonctionnaire de la science n’aimait point à rester longtemps à table et qu’il avait l’habitude de retourner à ses travaux chaque jour à ce moment-là.

Je me sentis soulagé d’un grand poids, et la flânerie du dessert aidant, je pris enfin sur moi-même assez d’empire pour me décider à examiner un peu miss Love.

Elle était remarquablement jolie, quoique d’un type assez singulier. Sa personne offrait des contrastes, et de ces contrastes naissait précisément une harmonie charmante. Elle était plutôt petite que grande, mais elle paraissait grande ; cela provenait de la délica-