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dissipation, à changer l’oisif en un membre utile et industrieux de la société. Nous y avons réussi au-delà de nos espérances. Dans un meeting auquel j’assistais, je remarquai un pauvre enfant qui était horriblement pâle ; je lui demandai s’il voudrait entrer dans notre société. — Oh ! oui, monsieur, répondit-il. J’appris ensuite qu’il n’avait pas mangé depuis trois jours. Je l’enrégimentai parmi les shoe-blacks, il prospéra, et après quelque temps quitta l’institution avec une petite somme d’argent. Je le rencontrai plus tard, mais il était si bien mis que je ne le reconnus pas. Sa mère, dont il avait pris soin, m’exprima sa reconnaissance en me disant avec un air de gloire : « Vous voyez, je suis tout à fait une lady maintenant ; mon fils et moi, nous sommes riches. » Il avait une place de valet (foot-man) dans une bonne maison où il était considéré. Un autre vint au secours de ses parens au moment où ceux-ci étaient dans une grande détresse et où leurs meubles allaient être saisis pour payer le loyer de leur chambre. Un troisième envoya de l’argent à son père pour faire le voyage de Londres : le père put ainsi voir le visage de son fils, dont il était séparé depuis des années.

« Au nombre des bienfaits de l’établissement, il faut compter au premier rang l’instruction que les shoe-blaks reçoivent dans les ragged-schools. Dans Saint-Pancras, un enfant ne savait ni lire ni écrire en 1851, nous le reçûmes dans la société : il est aujourd’hui commis [clerk) dans la Tour de Londres. Le professeur d’un ragged-school était sur le point de se retirer ; un des élèves lui adressa un discours éloquent et lui offrit un encrier d’argent acheté par souscription ; cet orateur était un shoe-black.

« La moralité de ces enfans s’est élevée avec l’éducation et avec la discipline. Un client avait donné par mégarde à l’un des shoe-blacks un souverain entre deux half-pennies ; l’enfant était honnête : après quelques heures de recherche, il parvint à retrouver l’auteur de cette méprise. Il n’eut, je regrette de le dire, d’autre récompense que ces mots : « Je vous remercie. »

« Quoique le gain des shoe-blacks ne soit pas insignifiant[1], nous ne regardons point le travail de cirer les souliers comme une profession définitive. C’est un métier temporaire qui sauve les pauvres enfans de la faim et du vice, un marchepied qui leur permet d’atteindre à des situations meilleures. Dès qu’ils ont pris de l’âge et qu’ils ont amassé la somme nécessaire pour acheter des habits, ils nous quittent. La plupart d’entre eux entrent en service. Nous conservons leurs portraits dans l’établissement. Plusieurs trouvent dans leur masse les moyens d’émigrer. Nous en avons envoyé dans

  1. Un des enfans de la société gagna en un mois la somme de 1,143 pence. Un autre reçut, pour rémunération de son travail, 250 pence dans une semaine ; mais le gain général est de 8 shillings 6 pence tous les sept jours.