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respectueuse. Il passa ainsi de grille en grille : chaque fois qu’il approchait de ces soupiraux, — lesquels débouchent sur le pavé de Londres, — il entendait le bruissement des voitures, de temps en temps même la conversation des hommes et des femmes. Un moment il s’arrêta sous une grille, près de laquelle une marchande de pommes tenait son étalage : il l’écouta parler avec des pratiques, il fut même tenté de donner l’alarme et de prier qu’on le tirât de là ; puis il réfléchit qu’une telle manœuvre demanderait du temps, et il prit le parti de continuer son chemin. Après bien des pas et des tâtonnemens, il arriva enfin sain et sauf sur les bords de la Tamise. Son premier soin fut d’avertir ses camarades de l’étrange découverte qu’il avait faite. On présuma tout de suite que le squelette pouvait bien être celui de l’homme qu’on cherchait en vain depuis si longtemps. La police fut avertie, et un constable fut envoyé sur les lieux pour vérifier le fait. Il n’osa pourtant point s’aventurer dans l’égout, et resta sur le bord du fleuve, attendant le retour de trois hommes du métier qui s’avancèrent avec des torches et une corbeille pour ramener les restes du mort. Ils reconnurent, en arrivant sur le théâtre de l’apparition, que le premier chasseur d’égouts, en tombant, avait entraîné le squelette dans sa chute. Un crâne, une masse informe d’ossemens, quelques boutons et un débris de soulier, voilà tout ce qui restait du vieillard. Sa chair et ses vêtemens avaient été entièrement dévorés par les rats. Le coroner ouvrit une enquête le lendemain, et l’identité de la personne morte fut établie par les boutons, — le seul moyen de contrôle qui eût échappé à la nuit délétère de ces souterrains. Les circonstances au milieu desquelles le vieillard avait perdu la vie sont restées inconnues. Les médecins supposèrent qu’il avait été suffoqué par l’air méphitique, ou bien qu’il avait été frappé, chemin faisant, d’une attaque d’apoplexie dans la profondeur de ces lieux malsains. Le jury rendit son verdict en ces termes brefs, qui laissent planer le mystère sur l’événement : « Trouvé mort. »

Cette fin tragique et d’autres accidens beaucoup trop nombreux ont jeté dans ces dernières années une lumière sinistre sur une industrie ténébreuse et jusque-là peu connue. La vie dans les égouts est une vie à part, et qui mérite bien de fixer notre attention. S’aventurer dans ces routes sombres et solitaires sans autre carte que celle qui se trouve gravée dans la mémoire, braver la rencontre des vapeurs souvent mortelles et des dangereuses marées, ce n’est point une entreprise médiocre. Beaucoup d’hommes se sont illustrés par des actions moins périlleuses, et Dieu sait pourtant que la considération dont jouissent dans le monde les chasseurs d’égouts n’est point digne d’envie. Ce sont pour la plupart des hommes courageux et intelligens, au moins dans un certain ordre de faits. Quelques-uns