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broise, qui m’assure que vous, vous, maître Ambroise, n’ayez point, avec votre gradin, machiné dans votre hutte ce rapt infâme? » L’indignation souleva chez celui-ci la vigueur d’autrefois.

« — Malheur de Dieu! s’écria-t-il soudain, si nous avons la fortune basse, en ce jour apprenez de moi que nous portons le cœur haut! Que je sache encore, elle n’est point vice, la pauvreté, ni souillure ! J’ai quarante ans de bon service, de service à l’armée, au son des canons rauques.

« A peine maniais-je une gaffe, je suis parti de Valabrègue, mousse de vaisseau. Perdu sur les plaines de la mer, de la mer tempétueuse ou limpide, j’ai vu l’empire de Mélinde, j’ai hanté l’Inde avec Suffren, et j’ai eu des jours plus amers que la mer!

« Soldat aussi des grandes guerres, j’ai parcouru tout l’univers avec ce haut guerrier qui monta du midi, et promena sa main destructive de l’Espagne aux steppes russes. Et tel qu’un arbre de poires sauvages, au bruit de ses tambours tremblait le monde secoué !

« Et dans l’horreur des abordages, et dans l’angoisse des naufrages, les riches, malgré tout, n’ont jamais fait ma part! Et moi, enfant du pauvre, moi qui n’avais dans ma patrie pas un coin de terre où planter le soc, pour elle quarante ans j’ai harassé ma chair !

« Et nous couchions à la gelée blanche, et ne mangions que du pain de chien, et, jaloux de mourir, nous courions au carnage pour défendre le nom de France! Mais de cela nul n’a souvenir!...

«... Le vieux grondeur rembarre ainsi maître Ambroise : — Et moi aussi j’ai entendu l’horrible tonnerre des bombes emplir la vallée des Toulonnais; d’Arcole j’ai vu le pont qui tombe, et les sables d’Egypte tout trempés de sang vivant.

« Mais au retour de ces guerres, à fouir, à bouleverser le sol, nous nous mîmes comme des hommes, de pied et d’ongles, au point de nous sécher la moelle. La journée s’entamait avant l’aube, et la lune des soirées nous a vus plus d’une fois ployés sur la houe.

« On dit : La terre est généreuse!... Mais, telle qu’un arbre d’avelines, à qui ne la frappe à grands coups, elle ne donne rien. Et si l’on comptait pas à pas les mottes de terre de cette aisance que mon travail m’a conquise, on compterait les gouttes de sueur qui ont ruisselé de mon front!

« Sainte Anne d’Apt! et il faut se taire! J’aurai donc, comme un satyre, ahané sans relâche aux travaux des champs, et mangé mes criblures, pour qu’en ma maison entre l’abondance, pour l’augmenter sans cesse, pour me mettre à l’honneur du monde ; puis je donnerai ma fille à un gueux couchant aux meules!

« Allez au tonnerre de Dieu ! Garde ton chien, je garde mon cygne. — Tel fut du maître le rude parler. L’autre vieillard, se levant de table, prit son manteau et son bâton, et n’ajouta que deux paroles : — Adieu! quelque jour n’ayez point de regrets!... »


Après ces violentes péripéties du drame rustique, les chants qui suivent seraient beaux encore, s’ils n’étaient point si longuement développés. « Qui tiendra la forte lionne quand, de retour en son