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refroidir l’attention du lecteur ? Parce qu’il veut absolument transformer son idylle en poème épique. Or, il a beau faire, son poème est une idylle, idylle parfois grandiose, grâce à la touche hardie de son pinceau ; mais ce n’est pas, ce ne peut pas être une épopée, et chaque fois que l’auteur suit ces visées ambitieuses, c’est aux dépens de son œuvre. Rien de plus faux, par exemple, que le chant intitulé la Sorcière. Toute cette nécromancie grotesque au fond d’une caverne de la montagne semble une contrefaçon de la Nuit de Walpurgis dans le Faust de Goethe. Une telle fantasmagorie convient au Brocken du moyen âge ; elle fait une étrange figure sur les monts lumineux de notre Provence. Que les superstitions mises en scène par M. Mistral existent encore en certains lieux, je le veux bien ; ce qu’il y a de sûr pourtant, c’est que ces croyances ténébreuses ne sont pas rassemblées en un corps de doctrine, ne forment pas toute une religion occulte, comme dans le tableau de M. Mistral. Et si de pauvres insensés vont écouter avec confiance les clameurs d’une folle, jamais certainement, jamais la vive, la spirituelle Mireille n’a conduit Vincent chez la sorcière. L’érudit dans cet épisode a fait grand tort au poète ; pour montrer qu’il connaissait toutes les superstitions anciennes ou nouvelles du pays de Nostradamus, l’auteur de Miréio a calomnié la gentille fermière du mas des Micocoules. En général, toutes les fois que M. Mistral oublie son inspiration familière pour demander soit à l’épopée antique, soit à l’épopée du moyen âge des procédés artificiels, le souille épique l’abandonne. Quand il peint des choses réelles, des scènes vivantes, sans préoccupation de système, c’est là vraiment qu’il est épique. Débarrassons le poème des hors-d’œuvre qui ralentissent sa marche ; trois ou quatre grandes scènes, au milieu de bien des chants inutiles, attestent la main d’un maître.

Ces grandes scènes, ce sont les Prétendans, la Bataille, surtout le chant intitulé les Vieillards. Trois riches pâtres de la Provence, émerveillés de la grâce de Mireille, viennent la demander en mariage. Le premier est le berger Alari, qui possède mille bêtes à laine, et qui, tous les ans, aux approches de mai, les conduit lui-même dans les Alpes. La peinture de ce riche troupeau, quand il descend des montagnes au mois d’octobre pour passer l’hiver dans la Crau, rappelle les dénombremens homériques. On voit que le poète est à l’aise dans ces rustiques tableaux. Il peint ce qu’il a vu ; rien de convenu, rien d’artificiel ; les vives paroles, les images toutes fraîches, toutes neuves, se pressent sur sa bouche.

Comme en hiver la neige au sommet des collines.


Le berger Alari est donc un des prétendans à la main de Mireille.