Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/830

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bleau en faisant retentir les lamentations des mères. Les malheureuses! elles poussent des cris à fendre l’âme, et quand chacune d’elles, en quelques mots, dépeint le pauvre innocent égorgé sur son sein, l’immense massacre apparaît tout entier dans son horreur. On voit que les sujets les plus tragiques attirent naturellement le jeune poète. Dans ce gracieux pèlerinage entrepris avec ses confrères, il n’a vu ni la crèche ni la Vierge, il n’a pas vu le bœuf, l’âne, la paille de l’étable, toutes ces images familières que Saboly mêlait naïvement à la glorification des mystères; il n’a vu qu’une horrible page de l’histoire judaïque. La trilogie des Innocens, comme la pièce du Neuf Thermidor, atteste la fidélité de M. Aubanel à une inspiration généreuse : la haine de la tyrannie et de ses lâches satellites. Je n’ai pas eu tort d’y signaler un reflet des ïambes de M. Auguste Barbier.

Les œuvres si diverses dont nous venons de parler ne sortaient pas du cadre que s’était fixé la nouvelle poésie provençale. Les tableaux de M. Mistral, les noëls de M. Aubanel, tout en révélant le soin curieux de l’artiste, s’adressaient encore au public populaire, le seul à qui puisse être destinée cette littérature toute locale. En un mot, on restait fidèle à l’inspiration première, on ne songeait pas à se faire applaudira Paris. Mais comment des talens jeunes, confians, qui sentent leurs forces, se résigneraient-ils à cette condition modeste? — Nous pouvons mieux faire, se disaient-ils. — M. Roumanille, préoccupé de l’influence morale beaucoup plus que des succès littéraires, se bornait sans peine à son humble auditoire; des artistes comme MM. Aubanel et Mistral devaient être impatiens de paraître sur un plus grand théâtre. Ils s’apercevaient bien que les beautés les plus neuves de leurs écrits étaient lettre close pour les laboureurs de la Provence. Ce vers sinistre, mounté vas, émé ton gran contéu ? j’ai vu bien des paysans qui en riaient; ce grand couteau n’était pour eux qu’un grand couteau, et non l’image poétiquement hardie de la terreur. La langue même de M. Aubanel et de M. Mistral n’était pas toujours comprise des habitans des mas ; les deux poètes façonnaient leur idiome en vue des effets littéraires qu’ils voulaient produire, non pas en vue de leur public naturel. Bref, leurs efforts et leur ambition dépassaient les frontières de cette Provence où s’enfermait scrupuleusement le fils du jardinier de Saint-Rémy. Où étaient donc leurs lecteurs et leurs juges? A Paris certainement, bien plutôt que dans la vallée du Rhône. Cette idée, j’en suis sûr, ne s’est pas formulée tout d’abord et aussi nettement dans leur esprit; ils s’y accoutumaient pourtant peu à peu, et au lieu d’écrire pour le peuple, ils se crurent assez forts pour rivaliser en provençal avec la littérature de la France. Telle fut l’inspiration