Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/812

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nos poètes peuvent réjouir l’atelier de l’artisan et la cabane du cultivateur. Une chanson, une strophe, un cantique, un son noble ou joyeux peut se graver dans leur mémoire ; ici, quelle sera la poésie des pauvres gens? Notre langue provençale est déshonorée depuis des siècles par des chanteurs grossiers; propos d’ivrognes, facéties éhontées, rusticités grivoises, voilà le fond de notre littérature populaire. Eh bien! puisque nos mères ne savent pas assez de français pour comprendre les chants que nous dicte la tendresse filiale, chantons dans la langue de nos mères. Puisqu’il n’y a de littérature populaire que pour le cabaret, tâchons d’en former une pour le foyer du père et de l’aïeul. » L’enfant de Saint-Rémy avait écrit des vers français sans la moindre prétention littéraire ; il écrira des vers provençaux avec l’ambition très décidée de substituer une poésie saine, franche, honnête, joyeuse toutefois et vraiment populaire, à cette poésie (peut-on employer ici un tel nom?), à cette débauche de paroles grossières qui tuaient la pudeur dans les oreilles des enfans. Voilà comment est née la nouvelle poésie provençale, mise en relief aujourd’hui par le succès de Miréio. Le fils du jardinier de Saint-Rémy, le maître de M. Frédéric Mistral s’appelle M. Joseph Roumanille .

« Dans un mas qui se cache au milieu des pommiers, un beau matin, au temps des moissons, je suis né d’un jardinier et d’une jardinière, dans le jardin de Saint-Rémy. De sept pauvres enfans, je suis venu le premier... » Ce jardin de Saint-Rémy, Joseph Roumanille l’avait quitté de bonne heure. C’était sur lui, l’aîné des sept enfans, que reposait l’espoir de la famille. Il avait reçu les élémens d’une éducation littéraire, et, complétant tout seul les leçons de ses premiers maîtres, il était sorti du jardin des pommiers pour entrer dans le jardin des esprits. Ne souriez pas, ce n’est point une image vaine; il y a toujours eu chez cette candide intelligence un instinct de jardinage, si j’ose parler ainsi, l’amour d’une culture attentive et dévouée. Soigner ses plantes ou cultiver des âmes, c’était bien là sa vocation. Le jour où il s’est mis à chanter, la rêverie n’a pas été sa muse; il s’est toujours proposé une action utile et morale. Avant même de lire ses vers dans des assemblées de paysans et d’ouvriers, avant de devenir le chanteur obligé des réunions populaires, M. Roumanille avait passé plusieurs années comme professeur dans une humble pension de petite ville. Le jeune auteur de Miréio, devant lequel il est si heureux de s’effacer aujourd’hui, a été son élève à l’école, comme il l’a été plus tard dans les domaines restaurés de la langue et de la littérature provençales. Cette préoccupation de l’enseignement est un trait essentiel de la physionomie de M. Roumanille; on la rencontre sous maintes formes, et toujours naïve,