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des bachi-bozouks fut décidée, et l’ordre de licenciement, signé par le maréchal Saint-Arnaud, arrivait à notre camp le 14 août.

Licencier, c’était là le difficile. Je fus chargé par le général Yusuf de cette délicate opération. Certain que nos hommes n’auraient plus rien à ménager aussitôt que l’ordre leur serait connu, je pris bravement le parti de rapprocher ma tente des lanciers turcs de la garde et des six pièces d’artillerie qui campaient à leurs côtés. Je pensais que je serais plus tranquille, et j’avais tous les matins un secret plaisir à voir manœuvrer ce magnifique régiment de lanciers de la garde du sultan. Leur discipline et leur tenue me faisaient oublier agréablement les hordes barbares que je commandais. Le soir, quand après l’appel, alignés sur le front de bandière, ces braves lanciers entonnaient, selon leur habitude quotidienne, l’hymne pour la conservation des jours de leur souverain, je ne pouvais entendre sans un étrange sentiment de mélancolie ce chant nocturne d’une extrême douceur. Le lendemain du 14 août, jour où l’ordre de licenciement était arrivé, je fis venir le crieur des bachi-bozouks pour que de sa plus belle voix il eût à leur notifier que « la France était satisfaite de leurs immenses services et qu’elle les en remerciait, mais qu’elle n’avait plus besoin d’eux, et que chacun eût à rentrer chez lui après solde faite, ce qui allait avoir lieu immédiatement. » C’était leur annoncer d’une manière gracieuse qu’ils étaient congédiés. Ces paroles leur ayant été textuellement rapportées, ils ne parurent, à mon grand plaisir, témoigner aucune surprise. Ce n’étaient point des anges, on a pu le voir, que ces bachi-bozouks. Il fallait préalablement les désarmer, ou du moins retirer de leurs mains les armes que leur avait fournies la France. On prit jour pour cette opération. Ils apportèrent tous d’assez bonne grâce, dans la tente d’un officier désigné, les fusils et les lances dont on les avait armés. Enfin le fameux jour de la solde arriva. Je convoquai tous leurs officiers dans ma tente; après les avoir de nouveau remerciés au nom de la France, je les avertis que j’allais faire dresser des tiskras ou passe-ports pour dix hommes, afin que chacun pût se retirer dans son pays respectif. La solde allait être réglée ce jour même; le tiskra remis, chacun devait prendre la direction que ce papier indiquait et quitter le camp dès cinq heures précises du soir. Tous ces points parfaitement éclaircis entre les chefs et moi, je les congédiai et attendis les événemens.

Les réclamations ne tardèrent point à se produire; ma tente ne désemplissait pas. Bien peu de nos bachi-bozouks étaient désireux d’aller où les tiskras les portaient. Je les réunis, et à l’aide de mon crieur je leur fis entendre que « les ordres de leur sultan le général Yusuf étaient formels, et que je tiendrais la main à ce qu’ils fussent