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Par une journée magnifique, notre longue colonne, dont l’ensemble présentait un coup d’œil imposant comme masse de cavalerie, quitta le camp de Varna. Nous voyageâmes une grande partie de la journée dans des forêts magnifiques, et atteignîmes, vers le soir, une vallée charmante et fertile, où il y avait un village sans habitans. Pourquoi n’y en avait-il point ? J’ai dû supposer que les populations faisaient le vide devant les bachi-bozouks. Le général Yusuf y établit son bivouac et donna l’ordre de dresser sa tente, la seule qui existât dans la colonne ; nous marchions sans bagages, comme toute colonne légère doit faire. L’endroit s’appelait Tchatal-Tchesmé. Comme nous traversions la vallée pour gagner une petite éminence boisée où l’on devait planter la tente du général, nous aperçûmes un de nos cavaliers mort et étendu sur le bord de la route ; il était tout noir. Le cheval broutait l’herbe paisiblement à côté du cadavre de son maître. C’était le premier cholérique depuis la formation des bachi-bozouks. À Varna, le choléra sévissait dans le camp français et anglais ; mais il n’avait pas encore rendu visite aux bachi-bozouks, il attendait son heure. On enterra le pauvre Turc, dont la mort était attribuée par quelques optimistes à l’insolation, car il avait fait très chaud toute la journée. Une énergique expression de Vauvenargues m’était cependant revenue en mémoire. Dans une page déchirante écrite sur une retraite en Allemagne près de Prague : « La mort, disait-il, nous suivait en silence. »

Le 23 juillet, à travers un pays plat, solitaire, sans arbres, nous atteignîmes Kavarna, où l’on devait bivouaquer. Aucune trace d’habitans. Au loin, en promenant les yeux sur l’horizon, on apercevait de petits renflemens de terrain qui ressemblaient à des miniatures de montagnes : c’étaient les tombeaux des Russes, et il y en avait beaucoup, assez, disait-on autour de moi, pour contenir une armée. — Ceux qui parlaient ainsi étaient-ils des alarmistes ? Je le crus d’abord, mais de tristes réalités allaient me prouver le contraire.

Le 24, nous atteignîmes Bajardjick ; même pays, même désolation : des lacs d’eau stagnante. Des poules de Carthage, qui paraissent avoir pour ce pays une prédilection particulière, s’enlevaient à chaque instant sous les pieds de nos chevaux, et troublaient seules du bruit de leurs ailes le silence de ces vastes solitudes. Le 25, nous arrivions à Mangalia vers les onze heures du matin. Comme le général Yusuf savait que la première division, forte de dix mille hommes, suivait la colonne avec son artillerie, il prit quelques dispositions pour assurer le passage des arrivans. Mangalia est bâtie sur le bord de la Mer-Noire, et il était difficile de s’y porter avec de l’artillerie, la mer délayant le sable dans plusieurs endroits, et les roues pouvant s’y enfoncer à chaque pas. Le général