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elles ne pouvaient écrire qu’en caractères gros et mal formés, comme les enfans, et sur des feuilles rayées ; elles ignoraient si complètement l’histoire et la géographie, qu’elles ne se doutaient même pas qu’il existât de par le monde un lac de Côme. Une autre, une jolie Florentine, demandait à Mme  Crawford si Londres était plus loin que l’Amérique. Sur la réponse qui lui fut faite que c’était le contraire, la pauvre enfant garda un instant le silence, et Mme  Crawford crut naïvement que c’était par honte de son erreur. Quel ne fut donc pas son étonnement quand elle entendit sa jeune interlocutrice reprendre la parole pour émettre la réflexion suivante : « Mon Dieu ! quelle grande ville doit être l’Amérique ! » Un assez long séjour en Toscane ne nous a laissé le souvenir de rien d’aussi excentrique en ce genre. Toutefois nous n’oserions penser que Mme  Crawford ait mal entendu et se soit trompée. C’est dans son penchant à généraliser que consiste, je le crois, sa principale erreur. Ce qui me paraît le plus significatif, c’est une visite qu’elle fit dans une des premières institutions de Florence un jour d’examens publics, où par conséquent tout était préparé d’avance pour jeter, comme on dit, de la poudre aux yeux de l’auditoire. Ces examens de parade, où l’on demande gravement à des élèves de dix à seize ans combien il y a de voyelles dans la langue italienne, et autres niaiseries de même force, font tristement sourire Mme  Crawford, et en se retirant elle a peine à dire ce qui l’étonne le plus, l’incapacité des maîtres ou l’ignorance des disciples.

La conclusion que Mme  Crawford tire de ces observations minutieuses, c’est qu’avant, pendant et après le mariage, le foyer domestique, en Italie, est constitué contrairement à tous les principes que suggère le bon sens, et qu’une organisation sociale qui supprime ou rend si difficiles les vertus domestiques est également contraire aux vertus publiques. Heureusement cette conclusion ne saurait être admise dans toute sa rigueur. Le dévouement à la cause nationale, l’enthousiasme patriotique paraît-il moindre chez les femmes que chez les hommes ? N’ont-elles pas su, pendant de longues années, s’imposer les plus durs sacrifices, se priver des plaisirs qu’elles recherchent d’ordinaire, plutôt que de les partager avec l’étranger ou de les prendre sous ses yeux et à son profit ? Ces femmes héroïques, dignes des anciens temps, qui, après avoir perdu sur les champs de bataille, en 1848, les premiers-nés de leurs enfans, n’ont point hésité, onze ans après, à sacrifier les autres, à qui persuadera-t-on qu’elles sont peu capables des nobles sentimens qui élèvent l’âme, ou plutôt qui en révèlent l’élévation native ? L’Italie a toujours été féconde en femmes supérieures : chez les anciens par leur ferme courage, au moyen âge par leur science, à l’aurore des temps modernes par leur fidélité inébranlable aux opinions religieuses qu’elles avaient adoptées. Aujourd’hui les femmes italiennes manquent peut-être de savoir et ne songent point à lutter avec leurs maris dans l’arène de la science ; mais, comme ces matrones romaines dont elles semblent descendues, elles ont l’intelligence ouverte, le cœur sensible et ferme, le corps et l’âme prêts à tous les dévouemens. Que sera-ce quand l’esprit moderne, triomphant des mauvais gouvernemens, leur permettra de prendre leur essor !

On vient de voir comment Mme  Crawford parle des villes, ou plutôt de ceux qui les habitent ; on pourra juger tout d’abord de ce qu’elle pense des campagnes par cela seul qu’elle dit nettement que l’Italie est tout entière dans