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les institutions où le suiTrage est universalisé qui devraient ouvrir aux discussions les libertés les plus vastes. Pour mieux apprécier encore cet antagonisme supposé du suffrage universel et de la liberté de la pensée et de la parole, il faut s’élever au-dessus des intérêts de la politique courante ; il faut remonter aux considérations qui s’imposent à la philosophie politique et sociale de notre époque. Tous les penseurs politiques de ce siècle ont reconnu que le développement démocratique des sociétés est un fait nécessaire et inévitable ; les plus énergiques et les plus hardis s’en sont applaudis comme d’un progrès de la justice sociale, comme d’un agrandissement progressif de la dignité humaine ; mais, même parmi ceux-ci, les plus honnêtes et les plus clairvoyans ont deviné le véritable péril qui accompagnerait le triomphe de la démocratie absolue. Ce péril, c’est l’omnipotence des majorités dégénérant en despotisme au détriment des minorités. Il faut le dire à l’honneur des grands esprits dont ce phénomène social est le souci, ce n’est point après coup et à la remorque des faits contemporains qu’ils ont découvert le péril et signalé l’unique remède. M. de Tocqueville en France, le grand philosophe et le grand économiste John Stuart Mill en Angleterre, ont démontré depuis longtemps que si chaque progrès de la démocratie n’était point accompagné d’un accroissement correspondant des garanties de la liberté, le triomphe de la démocratie aboutirait à des oppressions iniques d’abord, et bientôt à une décadence de civilisation. Ce qui donne au témoignage de ces éminens penseurs une autorité plus saisissante, c’est qu’ils ne sont point des adversaires de la démocratie, qu’ils ont été au contraire les défenseurs les plus éclairés de sa cause et les prophètes les plus sympathiques de ses succès. M. Mill surtout, radical inflexible, observateur constant et sur des phénomènes positifs de la vie des sociétés, philosophe, économiste, administrateur, reconnu supérieur dans toutes les branches du savoir ou des affaires auxquelles s’est appliquée son activité, n’a point attendu l’avènement des masses pour se porter à la défense de la liberté dans un pays qui semble pourtant, si on le compare à d’autres, armé à profusion de garanties libérales. Dès 1838, en commentant les idées de son maître Bentham, le théoricien absolu du radicalisme, il écrivait : « Il faut sans doute qu’il y ait un pouvoir prépondérant dans la société, et que la majorité numérique soit ce pouvoir. C’est légitime, non parce que cela est absolument juste, mais parce que la majorité est la base la moins injuste qui puisse être donnée au pouvoir. Mais il est nécessaire que, sous une forme ou sous une autre, comme contre-poids aux vues partiales de la majorité, et comme un abri assuré à la liberté de penser et à l’individualité des caractères, les institutions sociales pourvoient à entretenir une opposition perpétuelle à la volonté de la majorité. Tous les peuples qui ont fourni une longue carrière de progrès, ou qui ont possédé une durable grandeur, en ont été redevables à l’existence d’une opposition organisée contre le pouvoir dominant, de quelque nature qu’il fût, — plébéiens contre patriciens, clergé contre roi, libres penseurs contre clergé, rois contre barons, commune contre roi et aristocratie. Les plus grands hommes qui aient jamais vécu ont presque tous fait partie d’une telle opposition. Partout où la lutte a cessé, partout où elle a été terminée par la victoire complète de l’une des parties sans qu’une lutte nouvelle succédât à l’ancienne, la société s’est pétrifiée dans une immobilité chinoise, ou