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jaunis par l’automne. Deux petits personnages marchent dans l’ombre la plus épaisse du chemin. A droite, les troncs serrés des hêtres à l’opposé du jour. Tout cela est enveloppé d’une teinte triste et douce, et en même temps quel sentiment de grandeur! »

« TITIEN. — Les Trois Ages. — Londres, Bridgewater-Gallery. — Un chef-d’œuvre de poésie et de grâce. A droite, un groupe de trois petits enfans, deux endormis l’un sur l’autre, le troisième montant sur eux et s’accrochant à un tronc dépouillé. Charmante tranquillité de leur sommeil et de leurs jeux, exprimant admirablement l’insouciance et le caractère de rêve de l’enfance! Plus loin, un jeune homme assis sur l’herbe, au corps robuste, jeune et bruni, le visage et le front ombragés d’une épaisse chevelure, et entourant de son bras une jeune fille à genoux devant lui. Celle-ci, au visage jeune, gracieux, heureux, pleine de vie, mais délicate, ses beaux cheveux blonds ceints de verdure et de fleurs, regarde dans les yeux de son amant, accoudée sur son genou, et tient un pipeau qu’elle porte à sa bouche. Délicieux nonchaloir de la jeunesse dans ce groupe ! On sent comme ils laissent doucement couler le temps. Le jeune homme a quelque chose de cette profonde et calme expression de Giorgione et de sa vigueur. Il considère la jeune fille d’un regard tendre, où se peint en même temps un sentiment de mélancolie, comme un instinct de la fuite du temps que la jeune fille ignore : nuance très délicate, indiquant que l’homme sait plus que sa jeune compagne et exerce sur elle une certaine protection. Quant à la couleur, elle est d’un grand éclat. Ce groupe a un relief puissant sur le fond sombre du paysage, il est entouré d’un air et d’un espace surprenans, et pourtant il n’y a rien de tranché. Le milieu du tableau laisse voir l’azur du ciel, et au second plan un vieillard assis qui tient deux crânes, peut-être ceux de deux amans qui jadis ont joué les mêmes jeux et laissé couler les heures dans le même passe-temps. — Grande impression de mélancolie et de philosophie dans l’ensemble de la composition. Le groupe est sous une touffe de sombre feuillage. Au-delà est une pente herbée et boisée, la campagne d’un vert profond, puis l’azur immense du ciel. C’est la richesse, la splendeur du midi transportée sur la toile, et ce fond si chaud, si vigoureux de ton, ajoute à la poésie de la scène qui se passe au premier plan. »

Ainsi va ce jeune esprit, et il commente avec le même mélange d’imagination vivifiante et de sagacité réfléchie la musique et l’art littéraire, la Symphonie Pastorale et Don Juan, la Tempête et Othello. En analysant, il peint, il recompose, il ajoute peut-être; il donne l’exemple tout à la fois de la critique et de l’art, ou plutôt sa critique est elle-même un art, une libre et vive interprétation.