Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/722

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

drez pas mes paroles pour quelque vulgaire épanchement de bal masqué ! Vous devez comprendre que je n’ai pas la tête à cela.

Il y avait en effet quelque chose de terrible dans sa voix malgré la douceur insinuante du timbre.

— Je suis Russe, dit-elle dans sa langue (elle s’était jusque-là exprimée en français), quoique j’aie peu vécu en Russie… Il est inutile que vous sachiez mon nom. Anna-Fédorovna est une de mes anciennes amies ; je suis réellement allée à Michaïelovskoë sous le nom de sa sœur… Alors je ne pouvais le voir ouvertement… Des bruits commençaient à se répandre… Il existait encore des obstacles, il n’était pas libre. Ces obstacles ont disparu ; mais celui dont le nom devait être le mien, celui avec lequel vous m’avez vue m’a repoussée.

Elle fit un mouvement de la main et se tut.

— Ne le connaissez-vous réellement pas ? reprit-elle ; ne l’avez-vous jamais rencontré ?

— Jamais.

— Il a passé presque tout ce temps-ci à l’étranger. Du reste, il est maintenant ici… Voilà toute mon histoire, continua-t-elle ; vous voyez qu’il n’y a rien de mystérieux, rien de surprenant.

— Mais Sorrente ? lui demandai-je timidement.

— C’est à Sorrente que je l’ai connu, répondit-elle lentement, et elle retomba dans le silence et la rêverie.

Nous nous regardions tous deux. Une étrange agitation s’emparait de tout mon être. J’étais assis à côté d’elle, à côté de cette femme dont le souvenir s’était si souvent présenté à mon imagination et m’avait si douloureusement bouleversé et irrité. J’étais assis à côté d’elle, et je me sentais le cœur oppressé et glacé. Je savais que rien ne résulterait de cette rencontre, qu’il y avait un abîme entre elle et moi, qu’une fois séparés nous ne nous retrouverions plus jamais. La tête levée, les deux mains posées sur ses genoux, elle était assise calme et indifférente. Je connais cette indifférence d’une incurable douleur, je connais ce calme d’un malheur irréparable. Les masques passaient devant nous, la musique confuse d’une valse résonnait tantôt dans l’éloignement et tantôt se rapprochait avec des explosions soudaines. Cette joyeuse musique me remplissait de tristesse. — Il n’est pas possible, pensai-je, que cette femme soit la même que celle qui m’est autrefois apparue à la fenêtre de cette lointaine petite maison de campagne dans tout l’éclat de sa triomphante beauté… Et cependant le temps ne semblait pas l’avoir effleurée de son aile. Le bas de sa figure, que la dentelle du masque ne cachait point, était d’une fraîcheur presque enfantine ; mais il émanait de toute sa personne comme le froid d’une statue… Gala-