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Elle me regarda, se leva subitement et voulait s’éloigner ; mais cela aurait été par trop cruel. Je lui saisis la main.

— Pour l’amour de Dieu, lui dis-je, asseyez-vous, écoutez-moi.

Elle réfléchit et s’assit.

— Je vous disais tout à l’heure, continuai-je avec chaleur, que je savais tout : cela n’est pas vrai. Je ne sais rien, absolument rien ; je ne sais ni qui vous êtes, ni qui il est, et si j’ai pu vous surprendre par ce que je vous ai dit, il y a un instant, auprès de la colonne, ne l’attribuez qu’au seul hasard, à un hasard étrange, inexplicable, qui, pareil à une manie, me poussa deux fois et presque de la même façon vers vous, me fit le spectateur involontaire de ce que vous auriez peut-être voulu garder secret.

Alors je lui racontai tout, sans détours et sans lui cacher la moindre chose : mes rencontres avec elle à Sorrente, puis en Russie, mes questions inutiles à Michaïelovskoë, et même ma conversation à Moscou avec Mme  Chlikof et sa sœur.

— Maintenant vous savez tout, ajoutai-je en terminant mon récit. Je ne veux pas vous dire quelle profonde, quelle puissante impression vous avez produite sur moi. Vous voir et ne pas être ensorcelé par vous est impossible. D’un autre côté, je n’ai pas besoin de vous décrire quelle était cette impression. Rappelez-vous dans quelle situation je vous ai vue deux fois… Croyez-le, je ne suis pas homme à m’abandonner à de vaines espérances ; mais songez à l’agitation inexprimable qui s’est emparée de moi aujourd’hui, et pardonnez-moi, pardonnez la ruse maladroite à laquelle j’ai eu recours pour attirer votre attention, ne fût-ce que pour un moment.

Elle écouta cette explication confuse, sans lever la tête.

— Que voulez-vous donc de moi ? dit-elle enfin.

— Moi ?… je ne veux rien. Je suis assez heureux déjà… Je respecte trop les secrets d’autrui.

— Pourtant il semblerait… Du reste, continua-t-elle, je ne veux pas vous faire de reproches. Tout autre à votre place aurait agi de même. Et d’ailleurs le hasard nous a réellement rapprochés avec tant de persévérance, que cela vous donne quelques droits à ma franchise. Écoutez : je ne suis pas du nombre de ces femmes incomprises et malheureuses qui vont au bal masqué pour faire part de leurs souffrances au premier venu, et qui sont à la recherche d’un cœur sympathique. Je n’ai pas besoin de sympathie ; mon propre cœur est mort, et je ne suis venue ici que pour l’enterrer définitivement.

Elle porta son mouchoir à ses lèvres.

— J’espère, ajouta-t-elle avec quelque effort, que vous ne pren-