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dionale, non pas calme et tristement pensive comme les nuits de Russie, mais tout étincelante, voluptueuse et belle comme une femme heureuse dans la fleur de ses années. La lune brillait d’un éclat inusité ; de grandes étoiles scintillantes ruisselaient sur un ciel bleu foncé ; des ombres noires tranchaient vivement sur la lumière jaunâtre qui inondait la terre. Les murs en pierre des jardins s’élevaient de chaque côté de la rue ; les orangers les dépassaient de leurs branches inclinées ; tantôt on distinguait à peine les globes d’or des fruits lourds que recouvraient les feuilles agglomérées, tantôt on les voyait briller fastueusement aux rayons de la lune. Les fleurs blanchissaient mollement sur beaucoup d’arbres ; l’air était tout imprégné de parfums pénétrans, un peu lourds, et pourtant d’une douceur ineffable. Je marchais, et je dois avouer que, m’étant déjà habitué à toutes ces splendeurs, je ne pensais qu’à regagner mon hôtel au plus vite, lorsque tout à coup une voix de femme retentit dans un de ces petits pavillons bâtis contre le mur d’enclos le long duquel je passais. Cette femme chantait une romance qui m’était inconnue ; mais il y avait dans sa voix quelque chose de si attrayant, elle s’accordait si bien avec l’attente passionnée et joyeuse exprimée par les paroles du chant, que je m’arrêtai involontairement en relevant la tête. Le pavillon avait deux fenêtres, mais les jalousies étaient baissées, et à travers les fentes étroites s’échappait à peine une pâle lueur. Après avoir répété deux fois : Vieni, vieni, la voix s’évanouit ; j’entendis une légère vibration de cordes, comme si une guitare était tombée sur le tapis ; il y eut un frôlement de robe, le parquet cria faiblement. Les jalousies crièrent subitement sur leurs gonds et s’ouvrirent ; je reculai d’un pas. Une femme de grande taille, toute vêtue de blanc, pencha sa charmante tête hors de la fenêtre ; puis, étendant sa main vers moi, me dit : — Sei tu ? — Je ne savais que dire ; mais au même moment l’inconnue se rejeta en arrière en poussant un faible cri, la jalousie se referma, et la lumière disparut. Je demeurai anéanti. Le visage de la femme qui m’était apparue d’une manière si soudaine était d’une beauté incomparable. Elle passa trop vite devant mes yeux pour me laisser le temps d’examiner chaque trait en particulier ; mais l’impression générale m’était restée forte et profonde.

Je sentis alors que je n’oublierais jamais ce visage. La lune donnait sur le mur du pavillon et sur la fenêtre où elle s’était montrée à moi. Ah ! que ses yeux sombres brillaient magnifiquement à cette clarté ! Qu’ils étaient épais, les flots de cheveux noirs à demi dénoués qui tombaient sur ses épaules arrondies !… Quelle pudique volupté il y avait dans la molle cambrure de sa taille ! quelles caresses dans ce chuchotement précipité et pourtant sonore qui me