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puits d’idées, n’est qu’un puits de science! Mettez-vous donc en frais d’invention et de génie, dotez l’orchestre de richesses inconnues, donnez pour cadre à votre pensée musicale ces millions d’arabesques merveilleuses dont Raphaël au Vatican enguirlande sa peinture, et cette vie étrange et multiple répandue dans tous les coins de l’œuvre, cette exubérance de sève créatrice passera aux yeux d’un certain monde pour le résultat d’une érudition très méritoire sans doute, mais beaucoup trop compliquée, et qui empêche l’oreille de bien saisir la mélodie! Musique savante! A quels chefs-d’œuvre d’inspiration n’ai-je pas entendu appliquer cet anathème ridicule de l’ignorance et de la routine? Quand je pense que cela s’est dit et de la Symphonie pastorale et de l’ouverture du Freyschütz Étonnons-nous ensuite de voir les mêmes préjugés se donner carrière à propos des ouvrages de M. Meyerbeer!

« Vous faites de l’orchestre, s’écrie-t-on encore de tous les côtés, parce que vous ne pouvez pas faire de la mélodie! » Il faudrait cependant tâcher de s’entendre. Voici un homme qui n’est point un mélodiste et qui, en dehors de trois grandes compositions où les idées foisonnent, a écrit la romance d’Alice : Va, dit-elle, la romance de Raoul : Plus blanche que la blanche hermine, la cantilène de Jean de Leyde : Il existe un autre empire, et cette incomparable phrase de Valentine au troisième acte des Huguenots : Ah! l’ingrat, d’une atteinte cruelle ! c’est-à-dire ce que la mélodie a peut-être produit de plus pur, de plus frais, de plus large, de plus profondément senti. Le vrai mot dans cette affaire, c’est que M. Meyerbeer est un mélodiste et un très grand mélodiste; seulement l’idée dont procède son inspiration diffère absolument du système qui a cours chez la plupart des maîtres italiens et français d’aujourd’hui. Animer un caractère de la vie qui lui est propre, trouver le cri de la passion, rendre dans chacune de ses péripéties une situation puissante, voilà son génie et sa force. N’avez-vous pas présente à la mémoire cette prodigieuse scène du Macbeth de Shakspeare, lorsqu’après l’accomplissement du crime les deux coupables se retrouvent, et, déjà sous le coup de la justice de Dieu, ne s’adressent l’un à l’autre que des phrases entrecoupées et comme haletantes? Pour la grandeur du mouvement et la terreur de l’effet, je ne connais rien au théâtre, même chez Eschyle, de comparable à ce dialogue presque monosyllabique, où les questions et les réponses se croisent dans le vide en sifflant. Supposons maintenant qu’un tragique français de la tradition prétendue classique eût écrit cette scène si remplie d’épouvante en son laconisme, que d’alexandrins n’aurait-il pas mis dans la bouche de Macbeth ! Nous aurions eu la complaisante description des angoisses du criminel, ainsi que l’apostrophe