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que jamais aucun maître (et M. Meyerbeer moins que tout autre) ait rencontré sur cette terre d’imperfection l’expression complète de l’idéal entrevu par lui. Cependant, si l’auteur des Huguenots consentait à dire le fond de sa pensée, bien des raisons nous portent à croire qu’il finirait par avouer que celui qui de tous approcha davantage de ce certo estro che vi viene all’ mente, ce fut Nourrit. Le nom de Rossini évoque Garcia, Bellini nous fait songer à Rubini, et le souvenir du grand artiste dont je parle reste irrévocablement attaché aux créations de Meyerbeer. À ce génie complexe, à cet infatigable remueur d’idées, un Italien de la classe des simples aurait, je crois, peu convenu. D’abord comprendre, puis chanter, ainsi le veut Meyerbeer, et Nourrit ne se contentait pas de comprendre pour lui, il comprenait encore pour tous les autres. Les enfans riaient presque à cette époque de voir chez un chanteur tant de prosélytisme. Hélas! où ce rire nous a-t-il conduits, et qui avait raison, de celui qui prenait au sérieux sa vocation, ou de ceux qui s’égayaient de son enthousiasme? Quel que soit l’art ou le métier auquel on s’applique, croire, avoir foi dans l’œuvre de son cerveau ou de ses mains, c’est en somme ici-bas la grande affaire; porrò unum est necessarium. C’est le privilège des maîtres croyans d’avoir des croyans pour interprètes. Voyez plutôt Beethoven et le Conservatoire : tels compositeurs, tels artistes. Dans ce monde de la pensée où tout s’enchaîne, le scepticisme des uns a bientôt réagi sur les autres, et l’on arrive ainsi peu à peu à ces époques de dégradation et d’ignominie où poètes, musiciens, exécutans, n’en veulent que pour ses sequins à ce bon public qu’ils bafouent, et dont chaque matin dans les journaux, chaque soir au théâtre, on irrite les plus vils instincts moyennant finance.

J’ai dit que Nourrit comprenait pour tout le monde. En effet, étudier son rôle, le composer, le créer, était pour lui la moindre des choses; il fallait encore qu’il s’occupât des mille détails de la mise en scène, vivant de la vie des autres personnages aussi bien que de la sienne propre, et ne s’épargnant ni travaux, ni pas, ni démarches pour motiver un geste, rendre une intention, rectifier un costume. Avec quelle sollicitude il veillait sur Mlle Falcon, digne élève d’un pareil maître ! Quel zèle il mettait et quelle discrétion à la conseiller, à l’instruire, plein de tact et de mesure, et s’évertuant à ne laisser voir que l’ami dans le professeur! Mlle Falcon brillait alors de tout l’éclat de la jeunesse et du succès. De voix de soprano plus étendue, plus limpide, plus admirablement belle et gennine, et en même temps plus capable d’effets grandioses, on n’en saurait imaginer. C’était un métal incomparable, un timbre connue on en avait rarement entendu et comme il pourrait bien se faire qu’on en en-