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quatre hommes chargèrent sur leurs épaules le tronc d’arbre creusé où gisait Niéhitu, et le cortège s’achemina vers une case voisine du colossal figuier des banians. Les privilégiés seuls y entrèrent, Te-Moana, les prêtres, les vieillards et les parens du mort. Une vingtaine de canaques armés de fusils firent feu à différentes reprises. Cette fusillade provoqua une clameur joyeuse dans l’assemblée, qui paraissait assez indifférente aux mystères de la case funèbre. Devant la porte, sur la plate-forme, on avait déposé deux tam-tams d’environ cinq pieds de haut et ornés de joyaux. Un tahuna (prêtre d’une classe inférieure) se tenait debout sur un billot, et de ses mains frappait alternativement les tam-tams, tandis que deux autres virtuoses, accroupis à ses pieds, martelaient l’harmonica de bois sonore. À travers ce bruit, on entendait sortir de la case des plaintes et des sanglots. Nous y pénétrâmes sans obstacle, et voici le spectacle qui s’offrit à nos yeux. Vis-à-vis de la porte, le cadavre de Niéhitu, revêtu de son costume de guerre, recevait d’aplomb la lumière d’une torche tenue par un indigène. Cette face tatouée, que les contractions de la mort faisaient grimacer affreusement, n’avait rien conservé de son caractère primitif. Je ne saurais exprimer le sentiment de dégoût et d’horreur qui se manifesta parmi nous à la vue de cet objet hideux ; on le concevra sans peine, si l’on songe que Niéhitu était mort depuis plusieurs jours, et que nous étions à l’époque des chaleurs lourdes et humides. Et pourtant, couchée côte à côte avec le cadavre, enveloppée dans le même linceul imprégné d’huile, se tenait la femme de Niéhitu. Au pied de la couche, des pleureuses sanglotaient en cadence. Contre la cloison, au-dessus de la tête, on voyait des fruits, des racines de kava, et brochant sur le tout, comme dans les armoiries parlantes, une bouteille de namu, symbole de chères habitudes.

Quelques indigènes entrèrent. Pour se conformer à l’usage, ils adressaient au mort une courte allocution, lui donnaient le baiser d’adieu en frottant leur nez au sien, et se joignaient au reste de l’assemblée, qui devisait avec indifférence, tandis que les pleureuses poursuivaient une lamentation rehaussée de tremolos produits par de petits coups qu’elles se frappaient sur la bouche, sur le gosier, sur le creux de l’estomac. On nous prévint qu’on allait exécuter le comumu kakiu (chant des vieux). En effet, au milieu d’un groupe de vieillards assis en rond, un chef des Happas nommé Pakoko, l’éventail levé, entonna le chant ; les pleureuses se turent, et un chœur de voix grêles, cassées, gémissantes, fit entendre une psalmodie funèbre. Pendant la dernière mesure de l’hymne des kakius, la veuve se leva et vint se placer devant le corps ; trois ou quatre jeunes filles l’environnèrent, et toutes, les