Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/631

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de popoî, de porc et de poisson, on a pour compagnes des femmes aussi jolies qu’on le peut désirer. D’autres dieux, inférieurs aux premiers, habitent l’enfer avec tous les indigènes qui ne sont pas gens de qualité. Les habitans du ciel et de l’enfer sont semblables à ceux de la terre. Pour se rendre en enfer, l’âme part dans le pahaa (cercueil en forme de pirogue), et met le cap sur le détroit qui sépare l’île de Tahuata de celle de Hivaoa. Lorsqu’elle approche d’un certain rocher voisin de Tahuata, deux dieux ou deux influences contraires s’en disputent la possession et cherchent à la pousser, l’un dans le passage qui est entre Tahuata et le rocher, l’autre dans le grand passage entre ce même rocher et la terre de Hivaoa. Les âmes entraînées dans le petit passage sont tuées, tandis que les autres sont conduites par un bon dieu à leur destination.

Pour peu qu’on veuille pénétrer le polythéisme nukahivien, on s’aperçoit que, par suite de l’indifférence des naturels en pareille matière, les traditions orales, les seules qui existaient conservées dans les comumus, sont à peu près éteintes. C’est à peine si actuellement on en peut saisir quelques lambeaux dans les réponses incohérentes et les divagations obscures d’un vieillard mystique, ou, ce qui est plus rare, d’un tahua de bonne volonté. À défaut de religion bien déterminée, la superstition n’est pas ce qui manque chez les Nukahiviens, mais elle a ses côtés touchans. Pour les canaques, les rêves sont des réalités : les âmes profitent du sommeil pour communiquer entre elles. Un jeune fille vous dit quelquefois : « Cette nuit, je suis partie pour Tibarones[1] dans une magnifique pirogue. Il y avait là de belles choses que nous n’avons pas ici. Les arbres y sont très grands, les habitans très beaux ; on y chante des comumus avec des musiques plus douces que les nôtres. Ah ! quand donc pourrai-je retourner à Tiburones ? » Un soir un météore répand une immense clarté dans la baie. Les canaques nous affirment que c’est un de leurs dieux qui voyage sur terre pour mettre d’accord les peuplades ennemies ; ils ajoutent que dans sa course il a rencontré l’épaule de Te-Moana, qui a été instantanément guéri d’une douleur rhumatismale, rebelle jusqu’à ce jour à tous les remèdes. Croyant que l’âme des morts rôde sans cesse autour d’eux, les Nukahiviens s’adressent dans leurs grandes douleurs à un être regretté, et le conjurent de les emmener avec lui. La crainte des revenans enlève aux canaques toute liberté d’action durant les nuits sombres. Ils n’oseraient faire un pas sans un flambeau. Ce n’est point assez des fantômes : les Nukahiviens ont encore le kuha, espèce de sortilège

  1. Tibarones est une terre fantastique, une sorte de paradis, que les Indiens placent dans l’ouest, à peu de distance de Nukahiva. Parfois des émigrations se sont dirigées vers ces bords heureux : l’Océan seul sait ce qu’elles sont devenues.