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un chef s’écrie : Non, le poïti[1] ne s’est pas donné la mort ; c’est une vengeance qu’on a exercée contre lui. » Et il établit d’une façon qui semble irréfutable l’impossibilité pour un enfant de cette taille de se faire une blessure dirigée en ce sens. L’embarras était grand parmi les Français. Un meurtre semblable pouvait d’un jour à l’autre attirer sur eux quelque sanglante représaille, et dans tous les cas inquiéter leurs promenades solitaires vers la montagne. La femme de l’officier comprit le péril ; s’avançant avec résolution : « Le poïti s’est tué lui-même, je l’ai vu, voici comment il a fait. » Ce disant, elle prit le fusil, et sans hésiter elle le plaça de telle sorte que Français et canaques se rendirent à l’évidence. On fit quelques cadeaux à la famille, on enterra le cadavre, et le bon accord ne fut pas compromis. À peine l’officier revint-il à terre que son domestique lui avoua qu’il était l’auteur bien innocent du meurtre de la matinée. Il avait trouvé le fusil aux mains de l’enfant, et en faisant jouer la batterie pour mettre le chien au repos, il avait fait partir le coup qui était allé frapper le petit malheureux, placé à quelques pas. Éperdu, il avait alors déposé l’arme près de la victime et s’était enfui désespéré dans la campagne. L’officier jeta un regard interrogateur à la jeune femme, qui, devinant l’aveu, écoutait impassible : « Eh bien ! Oïa ? — C’est vrai, dit-elle. — Pourquoi donc nous as-tu menti ? — Le Français, répondit Oïa, n’a pas voulu tuer l’enfant ; sa langue se taisait, j’ai dû garder son secret. Aucun de vous n’aurait su tromper les canaques ; ils se seraient vengés quelque jour dans la montagne, et qui sait ? peut-être sur toi,… c’était ton fusil. »


II.

L’existence que nous venons de décrire serait d’une monotonie insupportable, si, comme les Indiens du Pérou, les Nukahiviens n’avaient la passion des plaisirs bruyans, des bombances et des toilettes d’apparat. La mort d’un prêtre ou d’un chef devenu dieu, la récolte du meï, le dénombrement des porcs d’une tribu, sont autant de prétextes à des réunions où figure parfois la population entière de l’île. Ces fêtes, appelées koïka, comme le lieu où elles se donnent, rassemblent durant plusieurs jours les insulaires loin du rivage, sur des emplacemens consacrés que protège la présence des divinités nukahiviennes.

Un koïka propitiatoire en l’honneur d’un grand-prêtre que la mort avait envoyé six mois auparavant enrichir d’un nouveau dieu

  1. Équivalent du mot bambin.