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pas de même dans les rapports qu’ils ont entre eux. L’infidélité de l’un ou de l’autre sexe occasionne parfois entre les hommes des rixes sanglantes et porte les femmes à étrangler ou à empoisonner leurs rivales. Il est certain d’ailleurs que le libertinage des femmes a bien moins la passion pour mobile que le désir de se procurer des objets qu’on ne saurait avoir autrement. Ce qui confirme cette opinion et montre que le sentiment du devoir n’est pas complètement effacé dans les familles, c’est que le groupe extravagant des néréides nukahiviennes reste pour ainsi dire toujours le même, tandis qu’indifférentes à cette vie effrénée, un nombre assez considérable de femmes indigènes conservent une sorte de dignité, et résistent avec énergie aux sollicitations qui leur sont adressées. Plusieurs officiers étaient aux Marquises mariés à la mode du pays ; leurs femmes se conduisaient très bien et semblaient avoir pour eux une affection, sinon supérieure, au moins égale à celle qu’elles auraient pu avoir pour un indigène. Quant à l’expression du sentiment, pour ne pas se produire avec des formes aussi raffinées qu’en pays civilisé, on n’y saurait méconnaître des langueurs, des mignardises, des tendresses, des élans de jalousie semblables aux nôtres.

Les nombreux loisirs de ce peuple semblent l’avoir doué d’un vif instinct d’observation. À peine arrivés dans le pays, nous avons vu saisir nos ridicules, contrefaire notre démarche, comprendre l’usage de nos ustensiles, imiter sans gaucherie nos actions. Les femmes surtout montraient une rapide intelligence de notre nature, s’assimilaient à nous avec une singulière aptitude, et souvent leur présence d’esprit nous a tirés de situations difficiles et inquiétantes. Je me borne à citer un fait qui résume différentes nuances de leur caractère.

Un jour, la détonation d’une arme à feu partie d’un petit jardin de l’établissement appelle sur les lieux quelques marins occupés dans le voisinage. Une femme canaque, depuis longtemps en relations avec un officier français, arrive aussi des premières, et l’on trouve raide mort, frappé d’une balle à la tête, un enfant indigène auprès d’un fusil de chasse qui vient d’être déchargé. Ce fusil appartenait à un lieutenant de vaisseau de service à son bord en ce moment-là. Chacun aussitôt fait ses conjectures sur l’événement, et tout le monde s’accorde à supposer que l’enfant, ayant pris l’arme dans la case voisine, vient d’être victime de son inexpérience. Le mort appartenait à la tribu des Happas : on mande sa famille, qui arrive bientôt à l’établissement accompagnée de quelques guerriers de la tribu. Au premier coup d’œil jeté par les indigènes sur le cadavre, les fronts se rembrunissent, et l’aspect farouche des physionomies trahit une pensée haineuse. On les questionne à ce sujet, et