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intelligence et mettent aux abois la curiosité des étrangers. Maintenant que la langue canaque est devenue familière aux occupans français, c’est le moyen employé par les femmes pour échanger devant eux leurs pensées. Cet usage de correspondre par des sons lancés dans l’espace a du reste existé de tout temps aux Marquises. Souvent les femmes de deux tribus voisines, placées de chaque côté d’une crête qui les sépare, établissent un colloque avec un sifflet de roseau ; de l’un à l’autre versant, les sons volent, brusques, aigus, tremblotans, syncopés avec des nuances expressives à décourager les plus triomphantes rossignolades d’un maître d’équipage. Durant les heures chaudes de la journée, la campagne est silencieuse. Un mouvement, une clameur des indigènes sont alors chose rare. Vers la partie la plus fréquentée de Taiohaë même, on peut se croire loin de toute demeure. L’oreille, faite au bruit de la mer, n’entend que le petit cri aigu du kopeka tournoyant sur l’arbre gigantesque des Marquises et les frissons d’ailes des kukurus, avides de ses petites baies pourprées. Un canaque au pas élastique traverse l’ombre bleue ou les rayons dorés du bosquet, l’épaule chargée d’un bambou, aux extrémités duquel pendent deux sacoches en feuilles de cocotier, laissant voir sous leurs mailles grossières des goyaves ou les pommes roses du keika. Un kakiou, dont un glacis d’eka-moa verdit le tatouage, chemine péniblement, chargé d’un long roseau dont il fait son réservoir d’eau douce. Une femme accroupie et pensive livre ses pieds au courant qui lui met des anneaux de cristal aux chevilles. Telles seraient à peu près les seules distractions pour le regard et pour l’ouïe, si à chaque instant on n’entendait grogner, on ne voyait rôder familièrement autour de soi nombre de petits porcs noirs et rouges qui finiront, d’un mutuel accord avec les goyaviers, par envahir les îles, l’arbre livrant ses fruits indigestes à l’animal, qui s’en va semant partout ses graines sur le sol.

L’arrivée d’un navire met surtout les indigènes en émoi. On le guette des hauteurs, on se prépare à le recevoir. Dès que le navire est signalé, la nouvelle s’en répand avec rapidité. Chacun vient l’attendre au rivage. Les femmes reçoivent de leurs maris ou de leurs parens des recommandations sans nombre. On leur désigne ce qu’elles doivent exiger en retour des faveurs qu’elles vont accorder aux arrivans, on les exhorte à les voler même, si l’occasion s’en présente. Le navire paraît enfin à l’entrée de la baie. De tous côtés, aussitôt les groupes se précipitent ; un dernier avertissement, une dernière recommandation les suit dans leur essor. « Tima, n’oublie pas le namou ! — Demande pour moi de la poudre, Tahia ! — Oii, souviens-toi du poisson salé ! — Manu, rapporte-moi de la tapa rouge, des colliers, des dents de cachalot ! » Et toutes ces