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mobile et comme saisi dans un bloc de glace, il se laisse prendre à la main. Le requin et le devil-fish, sorte de grande raie, la bonite, sont aussi pour les naturels un manger fort délicat, mais leur chair coriace exige une station de trois semaines au soleil sur la grève ; on les dépèce ensuite avec un roseau affilé, et on en distribue des tranches aux peuplades alliées. Il y a deux façons de prendre le requin ; toutes deux sont fort dangereuses. Les naturels, pour allécher l’animal, laissent traîner une jambe dans l’eau, et quand le hideux squale arrive à la surface, ils lui passent avec une dextérité surprenante un nœud coulant autour du corps. C’est le laso' de l’Indien chasseur des pampas appliqué à la pêche. La seconde méthode consiste à suivre le requin en pirogue, et, le moment propice arrivé, deux naturels plongent et attaquent le harpon à la main ce brigand des mers. Bien qu’ils soient fréquemment victimes de ce périlleux exercice, ils s’y livrent avec une incroyable témérité.

Le travail des femmes se borne à cuire, à écorcer, à triturer la pulpe des fruits à pain pour en faire de la popoï fraîche ou à retravailler la popoï ancienne selon les besoins du jour. Elles préparent en outre le keikai, popoï sucrée, puis un autre mets appelé le kaku, purée faite avec du fruit à pain cuit, broyé au pilon de pierre et arrosé d’un lait d’amande râpée de noix de coco ; les vieilles femmes enfin fabriquent la tapa. Ces diverses occupations ne prennent guère à l’un et à l’autre sexe que quelques heures par semaine. Le reste du temps se passe à dormir, à chanter, à se baigner, à tresser des couronnes de fleurs, de fruits de pandanus, à s’oindre d’eka-moa[1], enfin à faire de la musique. C’est une véritable vie contemplative, c’est l’île de Calypso sans Mentor ; seulement Eucharis et ses compagnes se peignent avec leurs doigts, ruissellent d’huile teinte en jaune, psalmodient des comumus, et au lieu de théorbes, de cithares et autres instrumens à l’usage des demi-dieux, elles tapotent prestement, avec un petit marteau de casuarina, une harmonica composée de morceaux de bois de fao de différentes grandeurs, jouent de la flûte par le nez en comprimant avec un doigt l’une des narines, pour ne pas diviser la colonne d’air absorbée, et enfin confient leurs plus secrètes pensées d’amour aux vibrations éoliennes d’un instrument importé par d’autres sauvages civilisés, la vulgaire guimbarde, puisqu’il faut l’appeler par son nom. Il est juste d’ajouter qu’elles tirent du fredon ingrat de l’aiguille d’acier un parti extraordinaire. Au moyen de certains accords, de mystérieuses conversations s’établissent à distance avec une surprenante

  1. Huile de coco teinte en jaune indien par une décoction végétale.