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auquel les clartés vagues de la lune prêtaient des proportions colossales, n’avait réellement rien de fantastique. C’était l’ermite, génie inoffensif de ce site sauvage, qui, saisi d’une pieuse inspiration à l’approche de la flotte, la bénissait au passage du haut de sa solitude, après avoir allumé un grand feu afin d’attirer les regards sur lui. Rassurés et persuadés que cette circonstance était d’un heureux augure, les matelots s’agenouillèrent, et l’amiral répondit par une salve d’artillerie à la prière du cénobite[1].

Miaoulis rencontra Ibrahim dans les parages d’Halicarnasse, et il fut bientôt renforcé par la division de Sacthouris, qui venait de remporter un avantage près de Samos sur Topal-Pacha. Ce dernier ne tarda pas, de son côté, à rejoindre les Égyptiens. Les deux flottes musulmanes combinées offraient un effectif de 25 frégates, autant de corvettes, 50 bricks et schooners, et un nombre infini de transports, en tout près de 300 voiles, portant 80,000 matelots ou soldats, et 2,500 canons[2]. Le navarque d’Hydra n’avait à leur opposer que 70 bâtimens légers, 5,000 hommes et 700 bouches à feu[3]. Ces chiffres paraissent au premier abord inadmissibles, et ces combats, où les vainqueurs ne sont jamais qu’une poignée d’hommes en comparaison de la multitude de leurs adversaires, semblent dépasser les bornes de la vraisemblance ; mais tous les historiens grecs ou philhellènes sont d’un accord unanime sur l’énorme disproportion de forces qui existait entre les deux partis. On n’a pour s’en convaincre qu’à se reporter au temps où les hordes innombrables des Mèdes et des Perses, sortant des profondeurs de l’Asie, venaient se briser contre l’héroïsme des phalanges sacrées de la Grèce.

Une première victoire fut remportée le 5 septembre 1824 par la flotte grecque à la hauteur du cap Géronte, voisin de l’antique ville de Milet. Topal-Pacha, découragé et brouillé avec Ibrahim, reprit le chemin des Dardanelles. Ibrahim tenta de tenir seul la mer et de parvenir sur les côtes de Messénie ; mais le navarque, suppléant par une rare activité au petit nombre de ses vaisseaux, le tint constamment en échec, et finit par lui détruire en vue de Candie la plus belle de ses frégates et lui enlever d’un seul coup vingt transports, qu’il livra aussitôt aux flammes. Les Égyptiens rentrèrent alors à Alexandrie, et Miaoulis, ramenant son escadre à peu près

  1. Nous devons le récit de ce poétique incident au brave Leftéris, dont nous avons parlé plus haut, et qui faisait partie de cette expédition.
  2. History of the Greek Revolution, by the late Thomas Gordon, general of a division of the Greek army and a zealous promotor of the cause. London 1844.
  3. Les vaisseaux grecs les mieux armés ne comptaient pas plus de 70 à 80 hommes d’équipage, et leurs canons ne dépassaient guère le calibre de 12.