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prier en proie à la plus vive anxiété. Peu après minuit, une sourde détonation se fit entendre, comparable à ces commotions vagues qui ébranlent parfois l’atmosphère sans cause définie, et au même instant une lueur rougeâtre traversa l’horizon comme un éclair dans la direction de Chios. La vengeance promise par Canaris était accomplie.

Les deux brûlotiers, dont les équipages montaient au chiffre de trente-quatre hommes, avaient employé l’après-midi à louvoyer entre Chios et la côte asiatique ; une goélette turque étant venue sur eux pour les reconnaître, ils arborèrent un pavillon ottoman et firent mine de chercher à pénétrer dans le golfe de Smyrne malgré la violence des vents contraires. Ils attendirent le soir pour virer de bord et s’avancer à toutes voiles vers le port de Chios, à l’entrée duquel ils arrivèrent une heure avant minuit. Toute la flotte ennemie s’y trouvait à l’ancre, célébrant la fête fameuse du Ramazan. Les musulmans venaient de rompre le jeûne rigoureux qu’ils observent à cette époque solennelle depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ; abusant de la prescription du Koran, qui leur commande de se livrer à une sainte joie pendant la nuit, ils se dédommageaient des sévères pénitences de la journée par les plus folles orgies. Tous les vaisseaux étaient splendidement illuminés ; celui du capitan-pacha se distinguait entre tous les autres par une profusion de verres de couleurs. Le tumulte était partout ; les cris frénétiques des derviches répondaient aux chansons des matelots : on avait oublié le voisinage de la flotte grecque. Les deux brûlots se glissèrent inaperçus entre les lignes ennemies ; Canaris ne s’arrêta qu’auprès du vaisseau-amiral. Profitant de l’ombre épaisse que projetaient les énormes flancs du navire, il fit rapidement descendre dans la chaloupe les hommes de son équipage ; resté seul, il accrocha son brûlot à la poupe de l’ennemi, y mit le feu, et sauta dans la barque où ses compagnons l’attendaient ; puis il s’éloigna à toutes rames. En quelques minutes, le colossal navire devint la proie des flammes, irritées par une forte brise ; les batteries et la poudrière, atteintes par le feu, éclatèrent avec un bruit qui ébranla l’atmosphère et parvint jusqu’aux oreilles des Psariotes. Plusieurs milliers d’hommes périrent dans l’explosion. L’embarcation dans laquelle le capitan-pacha s’était jeté dès les premières lueurs de l’incendie chavira, et Cara-Ali, repêché à grand’peine par les siens, rendit le dernier soupir en touchant le rivage. Pendant ce temps, Pépinos avait accroché son brûlot à la frégate où se tenait le riala-bey[1] ; celui-ci, en proie à une terreur insensée, ordonna de lever l’ancre,

  1. Lieutenant du capitan-pacha.