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l’hôtel. M. Desprez, à qui Berthe avait demandé le secret, faisait pillé à voir. C’était pour lui comme une sœur longtemps méconnue, et qu’il perdait à présent qu’il l’adorait. M. Félix Claverond n’était pas moins dans la désolation ; mais il croyait que c’était une crise, et l’espoir le soutenait. Lucile se faisait aussi des illusions auxquelles elle s’attachait avec l’heureux aveuglement de son caractère. Devant tous, Berthe se montrait tranquille et rassurée.

Un matin, après avoir embrassé les trois enfans avec une effusion plus longue, elle pria Lucile de lui remettre une boîte qu’elle n’avait pas ouverte depuis bien des années. Une petite clé qu’elle portait sur elle joua dans la serrure, et elle tira de la boîte un bouquet de violettes tout à fait desséché et un ruban de soie bleu. Elle flaira le bouquet comme elle avait fait si souvent à une autre époque, et roula le ruban autour de ses doigts. Un peu de sang avait reflué sur ses joues. — Ah ! qu’il y a loin ! — dit-elle. Sa sœur, qui l’observait, lui demanda l’histoire de ces deux objets. — C’est ma jeunesse,… courte jeunesse ! reprit-elle. Puis elle lui raconta longuement tous les incidens qui se rattachaient à ce bouquet de violettes qui n’avait presque plus d’odeur, et à ce ruban fané. Avec quelle douceur triste ne revenait-elle pas sur ces souvenirs si longtemps ensevelis dans le silence ! Elle les évoquait tous, n’omettant rien et découvrant une à une les blessures qui saignaient au plus profond de son âme.

Lucile pleurait. — Et tu ne parlais pas ! dit-elle.

— À quoi bon ? reprit Berthe.

Au bout d’une heure, elle se sentit fatiguée. Elle pria Lucile de poser le bouquet et le ruban sur le drap, croisa les mains et ferma les yeux. Elle resta ainsi quelque temps, gardée par sa sœur, qui ne remuait pas. Vers midi, elle leva tout à coup les bras vers le ciel ; son visage s’illumina, ses yeux s’éclairèrent d’une expression de joie radieuse, et avec l’accent d’une grande lassitude : — Enfin ! dit-elle.

Lucile jeta ses deux mains sur le lit. — Qu’as-tu donc ? s’écria-t-elle effrayée.

— Rien,… répondit Berthe d’une voix faible, j’ai un peu sommeil… Embrasse-moi…

Un souffle léger passa sur le visage de Lucile ; Berthe chercha des doigts le bouquet, s’en saisit, et pencha la tête de côté.

L’Eau-qui-dort venait de s’endormir pour ne plus se réveiller.

Amédée Achard.