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rien ne peut combattre, qui m’opprime et qui rend vaines toutes les heureuses influences du hasard. On vous a parlé de ce prince fameux que mille bonnes fées semblaient avoir doué des meilleures et des plus désirables qualités ; une seule qu’on avait oubliée vint, et d’un coup de baguette rendit ces mille dons inutiles en condamnant celui qui les possédait à ne jamais s’en servir. Je suis ce prince, moins les brillantes qualités dont je n’aurais eu que faire. À présent que la mer va nous séparer, je puis bien parler de moi comme d’un homme qui n’est plus. On m’a dit, et diverses circonstances ont pu me faire supposer un temps qu’on avait eu presque raison, que j’avais une nature sympathique à beaucoup de gens, que, l’occasion aidant, je ne manquais pas tout à fait d’un certain mérite qui m’aurait rendu apte, comme une foule d’autres, à jouer mon petit rôle dans un petit coin du monde : c’est possible ; mais le malheur a voulu qu’un je ne sais quoi d’inexplicable, dont le nom m’échappe comme la raison, m’ait toujours empêché de rien faire pour obtenir ce que je désirais le plus… Est-ce timidité, crainte de ne pas répondre à ce qu’on aurait attendu de moi, indolence, paresse d’esprit, ou sensibilité excessive et cachée ? Il y a un peu de tout cela, et ce n’est pas cela. Aussitôt que je veux profiter des biens qui me sont offerts, un effroi dont je ne puis pas comprimer les assauts s’empare de tout mon être, et ma première pensée est de fuir. Je résiste autant que faire se peut, mais je cède, et l’occasion perdue, je la regrette. Combien de fois ne me suis-je pas obstiné à écarter de moi par mille imprudences la chose que je convoitais le plus ! Elle était sous ma main, on me la présentait, je n’avais qu’à vouloir, et je ne voulais pas. Ainsi ai-je fait plus tard ; mais par contre que de choses que je ne voulais pas faire et que j’ai faites ! C’est dans ces circonstances fatales que mon esprit déploie une puissance de sophismes et une ardeur de discussions qui m’épouvante lorsque je suis à distance des événemens. Rien ne lui échappe de ce qui peut m’égarer et me perdre : il a des argumens sans nombre pour ébranler mes résolutions les meilleures ; il m’exhorte, il me presse, il ne me laisse ni repos ni trêve, il est d’autant plus souple, plus abondant en démonstrations spécieuses, plus vif, plus paradoxal dans ses conclusions, qu’il a une plus mauvaise cause à défendre ! Ma raison s’indigne, mon cœur se révolte, et je suis vaincu.

« Pendant cette saison que j’ai passée auprès de vous, et qui est le seul bon souvenir de ma vie, quelque chose me poussait à m’adresser à M. Des Tournels, à lui ouvrir mon cœur, à lui demander votre main ; je sentais que là était le salut, que là étaient le repos, le bonheur, tous les biens les plus doux ; une voix me le criait, j’en