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plaisances et des flatteries habiles qu’il savourait avec la gourmandise d’un enfant à qui on présente des confitures. Que de fois n’aurait-on pas juré qu’elle était l’élève et qu’il était le professeur !

Pour se délasser, elle avait les promenades dans le parc de la Marelle et la lecture au pied des arbres qu’elle avait le plus aimés. Une seule fois elle avait dirigé sa course du côté de ce ruisseau où, à l’âge de vingt ans, elle avait rencontré M. d’Auberive. Les troncs des jeunes saules avaient grossi, les longs peupliers s’étaient effilés ; la hutte où ils s’étaient reposés une heure pendant la pluie était à la même place, lézardée, fendue, menaçant de crouler au prochain orage sur la pierre plate entourée de mousse. Le frêne courbé contre lequel le berger s’appuyait était mort. Les lèvres pâles, le front labouré par ce pli que M. Des Tournels avait vu si souvent, elle parcourut ces rives désertes et ces bruyères peuplées de tant de souvenirs indomptés. Elle en revint si agitée et si pleine de découragement, qu’elle n’y retourna plus. Au milieu de cette atmosphère si doucement respirée autrefois, elle sentait son âme détrempée et amollie, comme se fond au contact de l’eau une argile durcie au soleil.

Parmi les personnes qu’elle voyait le plus fréquemment à cette époque, il faut mettre au premier rang M. Jules Desprez, qui dirigeait toujours la même manufacture dans la ville voisine. Seulement cette manufacture, au lieu d’occuper trois cents bras, en employait mille. L’ancien associé de Félix avait commencé par éprouver un éloignement qui était presque de l’aversion à l’encontre de Berthe, qu’il accusait mentalement d’avoir entraîné M. Claverond à Paris. Attiré par elle et mis à son aise par la franchise et la simplicité de ses manières, il l’étudia d’abord avec effroi, puis avec intérêt, puis avec admiration. Elle lui apparut enfin telle qu’elle était. Un soir qu’il avait pris une tasse de thé seul avec elle, tandis que Félix achevait des lettres pressées, il lui saisit la main vigoureusement. — Je vous ai mal jugée, dit-il ; pardonnez-moi et comptez sur moi. — De ce jour, il fut tout à elle.

V.

Berthe avait alors trente-deux ans à peu près. Élancée, svelte, les cheveux séparés en deux épais bandeaux, pâle, les mains fluettes et toujours vêtue d’une robe tout unie et de couleur sombre, elle avait dans sa taille souple, dans sa démarche lente et fière, quelque chose de particulier qui faisait penser à ces reines en exil dont les grandes figures traversent l’histoire. Les paysans la saluaient du