Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/561

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À deux jours de là, Mme de Sauveloche parla à Berthe de M. d’Auberive, qu’elle avait aperçu devant le casino. — Sa femme n’est pas jolie, ajouta-t-elle. — Et il a l’air triste, reprit Berthe, — Lucile, étonnée, demanda où elle l’avait rencontré. — Je marchais à quelques pas derrière toi, poursuivit-elle ; il m’a reconnue, et m’a saluée. Cet air de tristesse qu’on voyait chez Francis avait en effet frappé Berthe. Elle en éprouva comme une secousse qui la tira de son engourdissement. — Il n’est pas heureux ! pensa-t-elle. — Il est bien difficile de savoir si le bonheur de Francis l’eût réjouie ; son chagrin lui alla droit au cœur. Elle en fut affligée, mais lui en fut reconnaissante. Alors, avec toute l’habileté d’un profond politique et toute l’ardeur d’un sauvage marchant sur une piste, elle chercha à entrer dans l’intimité de Mme d’Auberive. Elle lui rendit de ces petits services que certaines femmes estiment les plus grands, tels que le prêt d’une coiffure un soir de bal où la faiseuse de modes a manqué de parole, ou l’adresse d’une tailleuse capable de confectionner une toilette en un jour. Elle fut souple, adroite, persévérante, et s’insinua par des efforts soutenus dans sa confiance et une amitié relative qui la rapprochaient de Francis de plus en plus et lui permettaient de voir clair dans l’intérieur de ce ménage. À mesure qu’elle faisait dans cette étude des progrès nouveaux, sa santé se raffermissait, l’abattement s’en allait, la chaleur et la vie reparaissaient dans ses yeux ; c’était une autre personne. L’activité avait succédé à la plus incurable nonchalance, l’animation et la curiosité à la fatigue et au dégoût. Berthe était la première à s’habiller pour le bal et la dernière à s’en retirer. — On ne peut pas dire qu’elle ait pris plus de quatre ou cinq bains de mer, et encore ! racontait Lucile à M. Claverond, et la voilà guérie. Quelle énigme que ma sœur !

Francis n’avait opposé qu’une faible résistance à ces tentatives de rapprochement, bien qu’une certaine réserve, dont Berthe devina la cause bientôt, l’empêchât de s’y livrer tout de suite ; mais on voyait qu’il éprouvait, à la présence et au contact journalier de son amie des anciens jours, la sensation heureuse du voyageur qui se repose sous l’ombre rafraîchissante d’un arbre après une longue marche sur un chemin poudreux. Il n’y eut entre eux ni retour sur le passé ni échange de confidences : ils s’abordèrent comme des gens qui se connaissent et ne veulent pas remuer les cendres de leurs souvenirs ; mais Berthe savait, une semaine ou deux après leur première rencontre, que Mme d’Auberive était une femme vaine, superficielle, adonnée au monde et aux prodigalités les plus coûteuses et les plus inutiles, et toute perdue en mille prétentions que son amour-propre puéril tenait toujours en éveil.