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Elle embrassa son père, monta lentement chez elle la main sur la rampe de l’escalier et tomba comme morte sur son lit. Elle avait les yeux secs et brûlans, la gorge aride, du feu dans la poitrine ; elle aurait voulu crier, et ne pouvait articuler aucun son. Elle resta comme anéantie jusqu’à l’heure du dîner. Alors elle se leva brisée et souffrant jusque dans les os. Qu’avait donc fait M. d’Auberive ? Elle descendit et s’assit à table, où elle s’efforça de manger et de paraître calme. Cette résignation bouleversa M. Des Tournels. À la fin du repas et comme Lucile chantait, il prit Berthe dans ses bras : — C’est ma conscience qui m’a fait parler, dit-il ; me pardonnes-tu ?

— J’ai bien pardonné à M. d’Auberive, dit Berthe.

— Es-tu bien décidée à présent ? reprit son père.

— Après le premier coup, je voulais vous demander de m’accorder deux ou trois jours pour me donner le temps de me remettre… C’est inutile… Je recevrai M. Félix Claverond quand vous voudrez.

— Demain alors ?

— Demain.

Cet homme de fer avait dans ce moment des entrailles de mère : il maudissait Francis pour tout le mal qu’il faisait à sa fille, et aurait de grand cœur versé jusqu’à la dernière goutte de son sang pour rendre à Berthe le sourire et le repos ; mais son inflexible raison et la rigidité de ses principes lui faisaient une loi d’étouffer le cri de sa pitié. Par caractère, il était en outre de ces hommes qui portent le fer rouge dans la plaie et ne lui laissent pas le temps de saigner. Sa résolution prise et la rupture inévitable, il avait cru plus humain d’arracher violemment Berthe à sa douleur par une secousse brutale que de lui permettre de s’y ensevelir pour arriver ensuite, par de lentes transitions, à un dénoùment semblable ; il préférait la hache qui coupe d’un seul coup à la scie qui déchire. M. d’Auberive perdu, il avait fait surgir M. Félix Claverond.

On sait dans quelles circonstances M. d’Auberive avait quitté la Bourgogne. Un grand découragement s’était emparé de lui ; il n’accusait personne, et regrettait seulement d’avoir rencontré une jeune fille qui devait appartenir à un autre, lorsque seule elle lui avait fait comprendre que le mariage pouvait être une chose bonne et désirable. Rentré dans Paris et au milieu de ceux qu’il appelait ses amis, il avait fait comme une pierre ronde posée sur le penchant d’une colline : il avait suivi la pente. Un peu par désœuvrement, un peu par habitude, un peu pour oublier, il était redevenu l’homme des anciens jours. Seulement il ne trouvait plus aucun plaisir aux choses qui lui semblaient le plus délectables autrefois. Au bout de trois ou quatre semaines, le dégoût l’avait pris. Des