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nels de voir un certain pli qu’elle avait à l’angle interne du sourcil, quand une préoccupation la dominait, pour comprendre ce qui se passait en elle.

Un départ l’aurait toujours attristée ; mais, dans les circonstances où il s’était produit, Berthe ne se dissimulait pas qu’il remettait tout en question. L’édifice s’était écroulé avant qu’elle en eût assis les fondemens. L’illusion n’avait point de prise sur cette nature éternellement occupée à se creuser elle-même, à s’assouplir, à se maîtriser, et quelque chose dont elle n’était pas maîtresse lui criait que Francis était perdu pour elle. À cette époque, le sentiment nouveau que la présence de M. d’Auberive avait fait naître dans son cœur avait achevé l’œuvre de résistance et de concentration auquel elle se livrait sur elle-même depuis le jour où Mme  Des Tournels lui avait parlé à son lit de mort. Il n’y avait plus ni révolte, ni colère, ni emportement subit suivis de longues prostrations ; elle était unie et paisible, patiente et reposée ; tout mourait en elle, on ne voyait plus d’autres traces des bouillonnemens qui l’agitaient qu’un peu de pâleur sur le front ou le gonflement des narines.

On avait parlé deux ou trois fois du départ de M. d’Auberive dans les réunions du soir ; Berthe, le front penché sur un ouvrage de tapisserie, écoutait de toutes ses oreilles : si dans ces momens-là quelqu’un avait mis la main sur son cœur, on eût été épouvanté des terribles pulsations qui le faisaient battre. Ces courtes conversations, pendant lesquelles des propriétaires voisins ou des compagnons de chasse échangeaient leurs commentaires, ne lui apprenaient rien. En jouant sa partie de whist, le vieux notaire, qu’elle exécrait, mêlait son mot à l’entretien. — M. d’Auberive a la prétention de mettre ordre à ses affaires, disait-il, et c’est à moi qu’il réserve le soin de nettoyer les écuries d’Augias… J’imagine qu’il bat le rappel des notes et des mémoires… On riait autour de M. Lecerf, et vers la fin de la semaine on ne pensa plus à Francis.

Un jour qu’elle se promenait dans le parc avec son père, Berthe lui mit la main sur le bras : — Vous ne savez rien ? dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de raffermir.

— Rien encore, répondit le père, qui la comprenait à demi-mot ; mais je n’augure rien de bon de ce voyage. J’ai écrit à Paris ; M. d’Auberive se montre au bois de Boulogne ; on l’a vu à l’Opéra. Il ne paraît pas qu’il fasse autre chose que ce qu’il a toujours fait… Si sa fameuse tante était morte, il nous l’aurait écrit.

— C’est ce que je pense, reprit Berthe.

Il y avait dans ces quelques mots, prononcés d’une voix sourde, un tel accent de tristesse, le visage de Berthe était si blanc, le pli de son sourcil si profond, que M. Des Tournels en eut pitié. —