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au coin du feu, maudissant sa jeunesse et s’efforçant de trouver quelque plaisir à la lecture des lettres apportées chaque matin sur son guéridon ; mais elles lui rappelaient un temps qu’il n’aimait plus. Le troisième jour, il prit son parti résolument et se rendit à la Marelle. Berthe travaillait auprès d’une fenêtre qu’elle ne quittait plus guère depuis quelque temps, et qui était merveilleusement placée pour voir les personnes qui entraient au château. Lucile jouait du piano. Elle se leva vivement et courut au-devant de Francis. — Comme vous vous faites rare ! dit-elle. — Berthe ne remua point : sa tête resta penchée sur la broderie qu’elle avait à la main ; cependant il parut à Francis qu’elle avait pâli, qu’un léger tremblement agitait la mousseline sous l’aiguille. Il en eut un instant de joie, mais presque aussitôt une réflexion vint tout gâter. — C’est un effet de lumière, pensa-t-il ; le jour tombe à faux sur son visage, en outre il éclaire mal sa broderie ; elle vient peut-être de se piquer !… Gêné, il la salua froidement sans lui tendre la main ; elle leva les yeux d’un air étonné et resta contrainte pendant toute cette visite : M. d’Auberive, qui cherchait ses mots, n’osa pas la prolonger. Quand il se leva, elle s’inclina sans le regarder. Lucile raccompagna jusqu’à la grille du parc. Il lui répondait tout de travers. Lorsqu’il fut seul dans la campagne, Francis allongea le pas, comme s’il avait hâte de mettre une grande distance entre Berthe et lui. — Je ne m’étais pas trompé, pensa-t-il. Comme elle m’a reçu ! Quelle froideur ! Un étranger qu’elle eût vu pour la seconde fois eût obtenu un accueil plus cordial. À peine un mot ! un regard tout au plus,… rien qui m’ait prouvé qu’elle se souvient encore de notre entretien… Avais-je raison de penser qu’un concours particulier de circonstances avait tout fait ! Ma foi, tant mieux ! cela m’aidera à me guérir plus vite ! — Tout en disant « tant mieux, » Francis cassait à grands coups de canne les branches des buissons devant lesquels il passait.

Rien ne fait plus de ravages qu’une préoccupation constante et cet acharnement que mettent certains esprits à se bien persuader que les choses qu’ils redoutent le plus sont et seront. M. d’Auberive s’y appliquait avec un soin qui devait à la longue enraciner sa conviction. Quand par hasard il se laissait aller à cette vague espérance que Mlle  Des Tournels, si active dans sa bienveillance, si nette, si prompte, si franche et si résolue, pouvait être sa providence, le souvenir de la conversation qu’il avait eue avec M. Lecerf lui revenait à l’esprit, et il n’en fallait pas tant pour le rejeter dans cet amer travail intérieur qui avait été l’œuvre de toute sa vie. Un sentiment de fierté noble qui avait sa source dans les meilleurs instincts venait en aide à ce parti-pris de n’ajouter point de loi aux apparences et de ne pas s’abandonner à la pente vers laquelle il sen-