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n’étaient-ils pas couchés par terre ? Une main a planté des échalas, et ils sont debout !

— Oui, mais une main est venue ! répondit Francis.

— C’est vrai, dit Berthe naïvement.

Il y eut un silence. Francis considérait avec un mélange de joie et de curiosité cette jeune fille qui lui parlait si résolument un langage qu’il n’avait pas entendu de son ami le plus intime. Berthe n’était pas jolie, et tout le monde s’accordait pour trouver à Lucile de plus beaux yeux, un teint plus frais, une bouche mieux dessinée, un front plus régulier ; cependant c’était Berthe qu’on regardait avec une attention mieux soutenue. Elle avait un charme particulier qui naissait de sa physionomie : jamais visage ne fut plus mobile, jamais sourire plus fier ou plus fin, jamais regard plus vif ou plus doux, jamais gaieté plus expansive ou tristesse plus pénétrante. On pouvait ne pas la remarquer silencieuse ; elle captivait émue : c’était, selon l’expression d’un ami de la famille, la plus jolie laide qui se pût voir. Tandis que Francis la regardait, Berthe continuait de briser entre ses doigts des bouts de branches mortes qu’elle tirait de la mousse.

— La voilà convaincue ; bonsoir l’homélie ! se dit le jeune homme.

La pluie cessa de tomber. Ils se levèrent et prirent par le bord du ruisseau, bras dessus, bras dessous. Berthe s’était armée d’une baguette et battait les saules, d’où tombaient mille gouttes d’eau. On fit quelques pas sans parler. — Où diable voyage-t-elle en esprit ? pensa de nouveau Francis.

— Vous êtes donc tout seul, tout à fait seul ? lui demanda Berthe.

— Non pas, dit Francis gaiement ; j’ai dix cousins qui me détestent et une tante confite en dévotion qui me gronde six fois l’an.

— Pauvre garçon ! murmura Berthe. L’accent de cette voix étouffée était si bon, le léger mouvement des épaules qui l’accompagna si amical, le pli des lèvres si sympathique et si vrai, que Francis en fut ému.

— Çà, dit-il, vous ne pouvez plus me refuser votre main ; vous venez de gagner mon amitié d’un seul coup.

— Donnez-moi la vôtre, reprit Berthe ; la mienne ne vous manquera jamais.

Leurs deux mains unies, une certaine émotion gagna Francis ; il sentait que Berthe avait raison, et il éprouvait un embarras réel à le confesser. Il fit un effort pour en sortir en donnant à l’entretien un tour plus gai.

— À présent que me voilà rassuré, reprit-il, expliquez-moi pourquoi vous m’évitiez toujours, car cela me frappe maintenant, et