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chise, de courage et de facile humeur. À trente ans, Francis regrettait la vie décousue qu’il avait menée ; mais il continuait par habitude et désœuvrement. Il s’estimait trop vieux pour en changer. Personne ne savait comment il finirait.

Il eut occasion de voir fréquemment Lucile et Berthe pendant les séjours plus longs qu’elles firent à la campagne après la mort de leur mère. Il était leur voisin, et son cheval, quand il lui lâchait la bride, s’en allait tout droit à la Marelle ; c’était ainsi qu’on appelait l’habitation de M. Des Tournels. Francis était sûr d’y recevoir bon accueil. Seule Berthe ne lui parlait pas beaucoup ; mais on la connaissait, et il ne s’y arrêtait pas. Quant au maître de forges, il lui serrait cordialement la main et vaquait à ses affaires. La visite faite, Francis était libre de rester à dîner ou de revenir dans la soirée prendre le thé. Dans les premiers temps, la présence assidue de M. d’Auberive à la Marelle avait aiguisé les caquets de la province ; on n’avait pas manqué d’y voir l’indice d’un projet de mariage. Si les fortunes n’étaient pas égales, Francis était d’une bonne noblesse du Morvan ; ses ancêtres avaient figuré dans le parlement de Dijon et dans les armées du roi ; l’un d’eux avait péri à la bataille de Morat : le blason pouvait donc corriger le défaut de richesse. Malheureusement la conduite du jeune gentilhomme donna un prompt démenti aux faiseurs de projets. On ne le vit jamais rechercher la présence de Lucile ou de Berthe et causer dans les petits coins ; il ne flattait guère M. Des Tournels, et le combattait même quand leurs opinions ne se rencontraient pas. Le galant ne se montrait en rien ; il ne cachait pas ses défauts et parlait de ses folies en homme qui n’en sait pas le nombre. Lucile était avec Francis sur le pied d’une familiarité aimable, telle qu’elle peut exister entre des jeunes gens qui en temps de chasse ont déjeuné sur l’herbe et dansé le soir au piano avec sept ou huit voisins de bonne humeur. Berthe était plus réservée. Quand elle entendait Francis rire avec sa sœur, elle s’écartait. Les conversations qu’ils échangeaient avaient un air de gêne dont la cause échappait à Francis ; s’il voulait badiner, elle se taisait. M. d’Auberive pensait qu’il était la victime d’une antipathie innée ; sans en perdre le sommeil, il en était chagrin, l’Eau-qui-dort ayant en elle quelque chose qui l’attirait.

Un jour qu’il regagnait à pied son petit château, il rencontra Berthe, qui marchait le long d’un ruisseau bordé de saules. Elle l’aperçut et prit à travers le pré. Il hâta le pas et l’atteignit bientôt. — Pourquoi m’évitez-vous, lui dit-il, et que vous ai-je fait ? S’il vous déplaît de me rencontrer chez vous, malgré la cordialité que me font voir M. Des Tournels et Mlle  Lucile, je renoncerai à des relations où je trouvais un grand charme. Je suis comme l’oiseau