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l’hôtel de la rue Miromesnil dans des intentions faciles à deviner. Le maître de forges, qui ne voulait pas marier ses filles avant leur vingtième année, avait écarté toutes les demandes. Quand il eut rouvert ses salons, on y vit reparaître en foule toutes les mères qui avaient des fils à pourvoir et l’escadron volant des chercheurs de belles dots. L’heure était venue de faire un choix ; mais sans abdiquer, tant s’en faut, l’autorité d’un père, M. Des Tournels voulut que ses filles eussent toute liberté d’apprécier les mérites des candidats qui leur venaient des quatre coins de Paris. Après les bals où il les avait conduites, volontiers il mettait l’entretien sur le chapitre des jeunes gens qui avaient dansé avec Lucile après avoir dansé avec Berthe. On les passait au laminoir de la critique, la réflexion de l’une venait en aide à l’observation de l’autre, et l’entretien fini, le plus souvent il ne restait plus rien des beaux messieurs qui aspiraient au mariage par le chemin de la valse et de la polka. On avait saisi les papillons par les ailes, et leurs riches couleurs avaient disparu.

Un nom cependant n’avait jamais été prononcé dans ces confidences familières, auxquelles Berthe ne se mêlait pas sans une certaine contrainte, et où elle apportait plus d’amertume et plus d’ironie que sa sœur. C’était celui de Francis d’Auberive, qu’un ami de province avait présenté à M. Des Tournels. Francis était un jeune homme de Dijon qui avait quelques terres dans le voisinage des forges si longtemps exploitées par M. Des Tournels, et qui habitait Paris les trois quarts de l’année. La connaissance faite, on avait chassé de compagnie dans les mêmes bois, et une certaine intimité avait été le résultat des relations continuées dans le laisser-aller de la campagne. Avec ses trente ans et quelque aisance, Francis se comportait alors comme un reître en pays conquis. Chaque nouvel an devait amener la réforme, mais les années s’écoulaient, et la fortune s’en allait à la dérive. Ce qui lui en restait était placé dans une entreprise de charbonnage au fond de laquelle on ne voyait pas bien clair. On assurait en outre que le peu de terres qu’il possédait encore était grevé d’hypothèques nombreuses. Le meilleur de son avoir était alors représenté par une tante, qui l’aimait beaucoup et qui passait pour fort riche ; mais la bonne dame, qui vivait retirée au fond de sa petite ville, était fort sujette à des lubies. Tout son bien pouvait s’engloutir dans des fondations pieuses ou être partagé entre vingt collatéraux qui l’assiégeaient. Francis n’était pas un méchant garçon et ne manquait pas d’esprit ; néanmoins on aurait vainement battu la province avant de trouver un notaire qui l’eût accepté pour gendre. Ses bonnes qualités sautaient aux yeux de tout le monde ; par malheur un ménage ne vit pas seulement de gaieté, de fran-