Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/527

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mme  des Tournels effrayée lui arracha les ciseaux des mains. — Es-tu folle ? reprit-elle.

Berthe posa froidement son ongle sur la page d’un journal en tête de laquelle on lisait la date du 17 octobre. Mme  Des Tournels tressaillit, et sans répondre appuya doucement la main sur l’épaule de Berthe ; ses yeux étaient devenus tout humides. Berthe émue s’agenouilla auprès d’elle ; la mère l’entoura de ses bras. — Encore ? murmura-t-elle à demi-voix.

— Toujours, malgré moi ! répondit Berthe tout bas.

Quelques mots sont nécessaires pour expliquer l’influence prolongée de cette date. Un jour, à l’âge de douze ans et à propos d’un travail que son père lui avait imposé, Berthe se montra si revêche, si acerbe, si cassante, que M. Des Tournels, pris tout à coup d’un mouvement de colère irrésistible, leva la main et la frappa au visage. Berthe poussa un cri et tomba par terre inanimée. Son visage était vert. Quand elle se réveilla d’un long anéantissement et brisée par la violence de spasmes convulsifs, son premier regard rencontra son père debout au pied du lit, tout pâle et décomposé. Elle lui tendit les deux bras. M. Des Tournels l’embrassa en pleurant, et sortit pour qu’on ne le vît pas éclater en sanglots. Berthe le suivit des yeux. Aussitôt que la porte se fut refermée : — Ah ! dit-elle en se tournant vers sa mère, qui la soutenait sur l’oreiller, quel bonheur que j’aie eu tort ! Sans cela, jamais je ne lui aurais pardonné.

II.

Mme  Des Tournels ne vit pas plus de cinq ou six fois le retour de cette date terrible. Peu de jours avant d’expirer, elle avait fait approcher Lucile de son lit, et lui montrant Berthe debout contre la fenêtre : — Prends garde à l’Eau-qui-dort, dit-elle ; il y a quelque chose en elle qui se dégagera,… je ne sais quoi ;… aime-la bien !

Cette recommandation, où l’accent de l’inquiétude se mêlait à la prière, fut la dernière parole qu’elle échangea avec Lucile. Elle ne pensa plus qu’à Berthe, que ses regards incertains suivaient partout. Que deviendrait-elle quand elle ne serait plus là ? Vers quelle destinée la pousserait ce caractère indéfinissable dont il était impossible de rien augurer ? Le mal extrême ne pourrait-il pas en sortir comme le bien ? Quel problème s’agitait dans cette âme fermée qui s’ignorait ? La pauvre mère se reprochait quelquefois cette constante préoccupation qui donnait tout à l’une au détriment de l’autre ; alors elle prenait la main de Lucile. — Ne m’en veuille pas, disait-elle, tu ne me fais pas peur, toi ! — Lucile, qui fondait en larmes, embrassait Berthe, qui ne pleurait pas, mais qui étouffait.