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parlait et qui agissait. Son père disait de Lucile qu’elle était fille à tirer du miel d’un rameau de ciguë. La seule chose qu’un observateur intéressé à l’étudier eût reprochée à cet ensemble de qualités charmantes, c’était peut-être un peu de banalité, et par ce côté-là encore elle s’écartait pleinement de sa sœur. Il ne fallait pas faire grand fonds sur l’amitié que Lucile témoignait aux personnes qu’elle recevait avec le plus d’effusion. La porte fermée, elle n’y pensait peut-être plus beaucoup : les gens partis, elle les oubliait. Ce n’est pas qu’elle ne fût tout à fait sincère dans l’expression de ses sentimens ; mais les impressions qui la dominaient étaient fugitives, et laissaient si peu de traces dans son cœur et son esprit, qu’il lui fallait un grand effort de mémoire pour qu’elle parvînt, après une absence d’un an ou deux, à se souvenir de ceux qu’elle avait aimés le plus. Tout glissait sur cette rieuse et belle fille comme la pluie sur la fleur blanche et veloutée d’un beau lis. Un vieux chimiste qui allait en visite chez le maître de forges disait de Lucile, en langage scientifique, qu’elle était réfractaire au malheur. Le fait est qu’on ne l’avait jamais vue pleurer plus de cinq minutes : au plus fort de ses chagrins d’enfant, elle se frottait tout à coup les yeux et partait en courant, laissant après elle le frais retentissement d’un éclat de rire plus vif et plus joyeux que le chant du pinson.

Le seul être pour lequel elle éprouvât une tendresse entière et constante était Berthe. Berthe pouvait la tourmenter, Lucile le trouvait bon. Il ne fallait même pas qu’on s’avisât de prendre sa défense ; Lucile alors se cabrait d’importance, renouvelant au profit de sa sœur, et sans le savoir, la fameuse scène de Martine et du voisin. Berthe, il est vrai, l’adorait, et, tout en ne lui épargnant ni les rebuffades ni les caprices, ne souffrait pas qu’une autre qu’elle la molestât ; mais, plus exclusive et concentrée en elle-même, quelquefois Berthe abandonnait sans motif apparent les jeux où Lucile s’égarait avec ses petites compagnes, et se retirait dans un coin sombre du jardin. Si Lucile, étonnée, tentait de l’y suivre au bout d’un quart d’heure et de l’interroger, Berthe la repoussait durement. — Que t’importe de jouer avec moi, si tu peux t’amuser sans moi ? disait-elle.

Bien que l’éducation des deux sœurs eût été de tous points pareille, dirigée par les mêmes professeurs, elles étaient loin de pouvoir lire les mêmes livres et d’en tirer les mêmes fruits. Certaines lectures, qui n’avaient produit sur l’esprit de Lucile qu’une impression fugitive de tristesse, évaporée un soir en quelques larmes, avaient laissé dans celui de Berthe des traces qu’on reconnaissait encore après de longs intervalles. C’était comme le soc de la charrue dans une terre forte : le sillon lestait creux. Elle se passionnait pour les événemens de l’histoire aussi bien que pour les personnages