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après son mariage, et le bruit se répandit bientôt dans le pays que le comte d’Asparens restait souvent absent de son château pendant deux ou trois jours, et qu’on l’avait rencontré dans des auberges mal famées, compromettant son nom et sa situation avec des maquignons, des huissiers tarés et des chevaliers d’industrie. Marinette, devenue vieille, se sentait impuissante à le retenir sur cette pente, et trouva d’ailleurs plus d’avantage à devenir la confidente et la complice de ces désordres. Elle dominait au château et possédait les insignes et les privilèges de la maîtrise : nous voulons parler du trousseau de clés enfermant les provisions et du droit de renvoyer les domestiques. La comtesse elle-même se trouvait en fait sous sa dépendance, car, si elle avait besoin de quelque chose, c’était à Marinette qu’elle devait s’adresser. Il faut reconnaître cependant que Marinette ne manqua jamais de respect à la comtesse. Son ton avec elle allait jusqu’au patelinage, et son obséquiosité jusqu’aux dernières limites.

J’avais dix-neuf ans quand je fus présenté à la comtesse et que j’appris ces tristes détails. Jusqu’alors mon âme avait été nourrie des sentimens les plus chevaleresques. La solitude m’avait protégé contre tout contact impur ; j’étais possédé de cette fièvre de dévouement que la jeunesse perd si vite. Hortense me paraissait être la plus belle des femmes. Ai-je besoin de vous dire que j’en devins éperdument amoureux ? Il est vrai que ni elle ni le comte n’avaient rien à craindre de mon amour. Toute mon audace allait jusqu’à dresser dans mon cœur un autel d’adoration éternelle ; je me fusse coupé la langue, si j’eusse craint qu’elle pût un jour trahir mon secret. Je n’eus pas un seul instant l’idée que la comtesse pût partager mon amour. C’était chez moi un sentiment infini et sans but. Je n’avais qu’une espérance : c’était d’entrer pour quelque chose dans sa vie, de parvenir, fût-ce au prix de mon existence, à adoucir cette infortune, que je considérais comme une injustice de Dieu. Que cette exagération ne vous fasse pas sourire. Par hasard, ce dévouement était bien placé. Je ne vous en dirai pas davantage ; je pourrais vous paraître suspect en vous faisant l’éloge d’Hortense. Malgré mes cheveux blancs, je l’aime encore autant que je l’ai jamais aimée. Elle s’aperçut trop tard du sentiment qu’elle m’inspirait, et elle ne fit rien pour l’encourager. Plus d’une femme délaissée comme elle l’était n’eût pas craint de se livrer à quelques manœuvres de coquetterie avec un jeune homme qui, s’il était ridiculement costumé, n’était ni plus sot ni plus mal tourné que bien d’autres. Je ne reçus d’elle que des conseils graves et utiles, et jamais aucune parole, aucun regard ne me donna l’ombre d’une espérance. Nous passions nos soirées à lire des vers de Lamartine et des romans