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beaucoup plus versé, par son éducation, dans les discussions scolastiques qu’on ne le suppose communément, s’était forgé toute sa vie une doctrine ésotérique, un idéal de monarchie sacrée, une religion du pouvoir royal dont il devisait apparemment avec Laud et Strafford. C’est sous son règne que sir Robert Filmer avait composé sa Patriarchia, qui ne parut qu’après la restauration. À ce moment prévalaient les plus hautes idées de la prérogative royale, et la mode donna quelque succès à un ouvrage médiocre où l’on soutenait tout simplement que le pouvoir politique, patriarcal à l’origine des sociétés, était par sa nature identique à l’autorité paternelle. À cette doctrine si parfaitement gratuite et si facilement réfutable, Locke opposa celle qui fonde le gouvernement sur un contrat dont les clauses sont les lois fondamentales de toute société civile. Cette théorie, qui a pris un grand crédit parmi les peuples, qui a produit plus d’un livre célèbre et plus d’un événement mémorable, doit à Locke son succès, sinon son entrée dans le monde, et sans qu’il l’ait établie d’une manière irréprochable, ni purgée de toute conséquence suspecte, son ouvrage doit cependant être regardé comme un correctif salutaire des énormités de Hobbes, qui n’avait approché des mêmes idées que pour diverger immensément dans les conclusions. Ce que la philosophie politique de Hobbes avait pu être pour les Stuarts après avoir tenté de l’être pour Cromwell, celle de Locke le fut pour le prince d’Orange. C’est le pouvoir consenti, c’est la royauté conventionnelle de Guillaume III qu’il avait devant les yeux en écrivant son ouvrage. Le publiciste pensait faire acte de citoyen, et il se rendit à lui-même ce témoignage : « Tout ce qui suit est, j’espère, suffisant pour établir le trône de notre grand restaurateur, notre présent roi Guillaume, pour justifier son titre par le consentement du peuple, le seul et unique titre de tous les gouvernemens légitimes, et qu’il possède plus pleinement et plus clairement qu’aucun autre prince de la chrétienté, pour justifier enfin aux yeux du monde le peuple d’Angleterre, dont l’amour pour ses justes et naturels droits, joint à sa résolution de les défendre, a sauvé la nation, lorsqu’elle était sur le seuil même de l’esclavage et de la ruine[1]. » On peut donc dire que Locke a écrit la philosophie de la révolution de 1688.

Locke prolongea son séjour à Londres autant que sa santé le lui permit. Tout y captivait son esprit. Il n’était aucun des grands intérêts de liberté alors si vivement débattus qui ne fût cher à son cœur. On verra qu’il ne laissa guère passer une question sans la traiter, et toujours avec cette fermeté d’esprit, son vrai caractère

  1. Two Treatises of Government, préface.