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le nord, on aurait donné beaucoup plus que cet âge. Elle avait dû être fort belle, et de son ancienne beauté il lui restait encore des yeux charmans et des dents admirables ; ses traits fatigués, le ton olivâtre de son teint, le duvet un peu rude qui ombrageait sa lèvre supérieure et l’épaisseur de ses formes suffisaient cependant pour faire reconnaître son âge véritable. Elle était vêtue avec une sorte d’élégance : sa robe de mérinos brun, son tablier de soie, ses boucles d’oreilles en or, le foulard des Indes qui couvrait sa tête, indiquaient qu’elle occupait un rang élevé dans la domesticité du château, et je ne doutai pas que j’eusse en face de moi tout au moins la femme de chambre favorite de Mme la comtesse.

Quand elle m’eut laissé seul, je me hâtai de tirer de ma valise tout ce qu’il fallait pour faire un peu de toilette, ne doutant pas qu’elle vînt me chercher promptement pour me présenter à sa maîtresse. J’avoue que j’avais hâte de voir cette fameuse Parisienne dont on parlait tant à Mombalère, et j’ajouterai même que j’espérais avoir l’honneur de déjeuner avec elle, ce qui ne m’eût pas été désagréable, attendu l’heure matinale à laquelle je m’étais levé ; mais les heures se passèrent sans que la femme de chambre revînt. On m’avait oublié ; je me décidai à descendre ; l’escalier et les corridors du château étaient déserts. Le hasard me guida vers la cuisine, que je trouvai pleine de monde. N’osant pas en dépasser le seuil, j’allai me promener dans le jardin. Accablé de fatigue, j’entrai dans un massif presque aussi morne que la lande où je m’étais égaré la veille et me laissai tomber sur un banc. Toutes mes idées devenaient confuses, lorsqu’une jeune femme passa tout à coup près de moi. L’abstinence m’avait prédisposé à l’extase, car je crus positivement voir une apparition, et la jeune femme était déjà au bout de l’allée que ma raison n’avait pas encore pris le dessus pour me dire que cette jeune femme était la comtesse d’Asparens, et que j’avais fait preuve d’une grossièreté impardonnable en ne me levant pas pour la saluer.

Quand je ferme les yeux, je la vois encore telle qu’elle m’apparut ce jour-là. Combien elle était différente du portrait que je m’étais fait de cette ennemie de notre famille ! J’avais si souvent entendu parler d’elle le soir au coin de la grande cheminée de Mombalère ! Zulmé et Marceline étaient si bien d’accord sur tous les traits de son visage, sur sa tournure, sur les détails de sa toilette, que je ne pouvais me figurer qu’elles ne la connussent pas ; moi-même, je n’étais pas sûr de ne l’avoir pas vue. La comtesse d’Asparens était certainement une petite femme maigre, pâle, minaudière, grimacière, plâtrée de rouge et de blanc, vêtue d’une robe à grands ramages, faisant entendre un cliquetis de chaînes, de colliers, de bracelets, laissant derrière elle un parfum d’eau de Portugal, portant perpé-