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manger la miche dans les ruines de Mombalère. — Elle me remit ensuite un écu de six livres et un louis de vingt-quatre francs. L’écu de six livres devait me servir pour les dépenses du voyage. Quant au louis d’or, il me fut expressément recommandé de ne pas le dépenser ; on me le remettait ad pompam et ostentationem. Un gentilhomme qui voyageait devait avoir de l’or dans ses poches ; mais je devais me rappeler qu’il n’y avait que ce louis dans la maison, et que de longtemps, selon toute probabilité, on n’en verrait un autre.

Pendant que je déjeunais, Zulmé et Marceline chuchotaient ensemble. Il y avait un grand débat entre elles : Zulmé semblait tenir quelque chose dans sa main ; Marceline paraissait désirer que ce quelque chose en sortît. — Il est si étourdi, disait Zulmé. — Il n’y aura jamais une meilleure occasion, — répondait l’autre. Enfin Zulmé fut vaincue. Elle vint à moi, portant la vénérable montre de famille, une montre en or avec une chaîne d’or, des breloques, le cachet aux armes de Mombalère, une clé en cristal de roche et des graines d’Amérique. C’était celle qu’on me montrait dans mon enfance lorsque j’avais été bien sage. — Tiens, dit Zulmé avec un soupir, tiens, Léandre ; prends-en soin, et surtout ne la perds pas. Il est inutile que tu cherches à la monter : il y a plus de dix ans que le grand ressort est cassé ! — Je m’approchai du fauteuil où mon pauvre père regardait tous ces apprêts d’un air étonné ; je l’embrassai. Il parut alors comprendre que je partais, et il bégaya un adieu. Si ses pauvres bras paralysés avaient pu se lever, il m’aurait béni ; à coup sûr, la larme qui s’échappa de ses yeux éteints me recommanda à Dieu. Quant à Zulmé, elle se montra impassible. Elle me tendit sa main, que je baisai. Marceline pleurait à chaudes larmes sans se laisser intimider par les regards sévères que ma sœur lui lançait. Alphane, fraîchement étrillé, bridé, sellé, tout gaillard, hennit en me voyant, et je me mis en selle aussi majestueusement que celui de mes ancêtres qui alla en Syrie porter la bannière de notre maison.

Je demeurai quelque temps sous l’impression des larmes qui avaient accompagné mon départ ; mais j’étais jeune, le soleil commençait à monter à l’horizon, mon vieil Alphane trottait en secouant la tête comme s’il n’eût eu que cinq ans, les merles chantaient dans les haies blanchies par les fleurs de l’aubépine et de l’églantier, et j’oubliai les larmes que je laissais derrière moi pour ne penser qu’à l’avenir et à ce superbe château d’Asparens dont on parlait tant pendant les veillées de Mombalère. J’avais d’ailleurs le sentiment de la liberté qui commençait pour moi, et j’avais lu trop de romans pour ne pas espérer que quelque aventure viendrait donner de l’intérêt à mon voyage. Je connaissais fort imparfaitement mon chemin. Les