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ne suffirait plus à contre-balancer les vindicatives fureurs de Soulouque, avait expédié en toute hâte à La Havane un navire marchand pour réclamer l’assistance du premier pavillon européen qui se trouverait disponible. Ce navire avait rencontré justement en route la frégate anglaise de transport Melbourne, qui ramenait de la Jamaïque en Europe un détachement d’artillerie, et qui n’hésita pas à relâcher à Port-au-Prince, où elle était arrivée fort à propos, mais pour recevoir d’autres proscrits que ceux dont elle venait assurer le salut. Le Melbourne consentit à rebrousser chemin vers Kingston pour y déposer l’empereur et sa famille. Même au fort de ses contrefaçons napoléoniennes, celui-ci n’eût certes pas ambitionné le dénoûment qui, par un dernier trait de ressemblance, l’obligeait à s’abandonner l’hospitalité anglaise. Nous regrettons d’avoir à dire que cette hospitalité n’eut rien d’écossais. Soulouque compta au commandant, avant de s’embarquer, la somme assez ronde de 10,000 piastres (un peu plus de 50,000 francs).

L’embarquement eut lieu entre quatre et cinq heures du soir. Par une délicatesse caractéristique de Geffrard, le soin de veiller tout spécialement à la sûreté personnelle de Soulouque avait été confié, dès les premiers momens et avec les pouvoirs les plus étendus, à l’homme même que celui-ci avait chargé de réclamer la protection du vainqueur, le général Fils-Aimé, lequel se tenait aux abords du consulat de France avec une division entière, prête à s’ouvrir en deux sur le passage de l’ex-majesté pour la protéger contre les insultes. Malgré tout, Fils-Aimé n’osa point prendre sur lui d’admettre dans le cortège Vil-Lubin, dont le seul aspect eût probablement détruit, non-seulement dans le peuple, mais encore dans l’escorte, l’effet des proclamations et des harangues que le nouveau gouvernement lançait depuis le matin pour monter les esprits dans le sens de la générosité[1]. Geffrard avait eu, peu d’heures auparavant, toutes les peines du monde à soustraire l’ex-gouverneur à la fureur de la population lorsqu’on menait celui-ci au consulat de France. Soulouque et sa famille sortirent accompagnés non-seulement par les officiers du Melbourne, mais même par un détachement des artilleurs que ce bâtiment transportait.

Le vieil empereur donnait le bras à un des officiers, qui, par une lubie britannique assez étrange, imagina de crier : « Vive l’empereur ! » Un véritable rugissement, où l’on pouvait à peine démêler les cris de « vive Geffrard ! vive la république ! » tant l’explosion en fut instantanée, répondit dans la foule et jusque dans l’escorte

  1. Il n’y a pas de population plus prompte à symboliser ses sentimens. Ces harangues avaient déjà eu pour résultat de faire pavoiser la ville entière de drapeaux blancs, en signe de paix et de réconciliation.