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partît, personne ne fit un mouvement pour arrêter le bras de l’empereur, ce que voyant, celui-ci remit tranquillement le pistolet sur la table en disant d’un ton dégagé et comme s’il sortait d’une distraction : « Au fait, je serai revenu dans quinze jours ! »

Après avoir conduit Soulouque jusqu’au consulat de France, la garde impériale et la populace rebroussèrent chemin vers le palais, dont la dévastation commença. Dévastation n’est pas le mot en stricte justice : on ne brisait rien, on se contentait d’emporter tout. Pour que la chose allât plus vite, les pillards faisaient la chaîne aux portes et la courte échelle aux fenêtres. Il y en eut pour tout le monde, car Soulouque venait justement de faire somptueusement meubler la demeure impériale, remise à neuf et agrandie d’un étage. L’infortuné ne s’y était réinstallé que depuis quatre jours, à son retour de la Gorge-Marie. Le nouveau président ne put arriver à temps pour mettre le holà à ce naïf brigandage, occupé qu’il était à promulguer, du tribunal de commerce, où il s’était momentanément installé, les premiers actes du gouvernement, et à prendre des mesures dont la plupart avaient pour objet la sûreté de Soulouque et des deux hommes les plus compromis par la chute de celui-ci : Delva et Vil-Lubin. Il est du reste à noter que l’armée révolutionnaire proprement dite resta complètement étrangère au pillage[1]. Les soldats de l’Artibonite et du Nord se bornaient, pour tout dégât, à faire sauter la hampe des drapeaux de Soulouque, en disant : Nègue-là volo jouque li mettait mal fini en haut drapeau li (ce nègre-là était si voleur, qu’il avait mis un malfini au haut de son drapeau), — qu’il avait pris le malfini pour emblème. — Le malfini, dont les habitudes de rapine ont donné lieu à une foule de proverbes créoles, est l’oiseau de proie du pays, le seul qui ait une vague ressemblance physique avec l’aigle. La couronne du sacre (un chef-d’œuvre de l’orfèvrerie parisienne) échappa aux recherches des pillards. On ne la retrouva qu’au bout de cinq jours, et la presse européenne a retenti des trois coups symboliques par lesquels Geffrard, après sa prestation de serment, brisa métaphoriquement cette couronne, aujourd’hui déposée au trésor public, mais dont la véritable place est au musée Barnum. Plaise à Dieu seulement que les Américains ne viennent pas un jour la prendre sans la payer !

Quand éclata l’insurrection, il n’y avait pas en rade un seul bâtiment de guerre étranger, et M. Mellinet, le consul-général cfe France, voyant venir le moment où l’ascendant moral des consuls

  1. Dans sa longue marche sur Port-au-Prince, l’armée révolutionnaire, chose plus remarquable encore, n’avait volé ni une poule ni une banane. Le soldat payait tout ce qu’il prenait. Ce miracle de discipline (car c’en est un pour le pays) suffirait seul à donner la mesure de l’ascendant de Geffrard.